Discours de Corinne Diserens
Directrice de l’erg (école de recherche graphique / école supérieure des arts), Bruxelles

Je dirige une école qui s’est ouverte en 1972 à Bruxelles, créée par différentes personnes et notamment par Thierry De Duve. C’était une époque où l’on demandait encore d’ouvrir une école expérimentale et de définir de nouveaux critères sur la question de l’art. Cette école a été ouverte d’une manière assez rapide, assez spontanée, par un petit groupe d’enseignants et d’étudiants. Elle se trouve depuis, comme toutes les écoles d’art, prise dans un système dans lequel il n’est pas facile de conserver cet ancrage expérimental.

Je vais simplement vous faire partager quelques notes, quelques voies que l’erg suit, qui permettent de penser l’articulation de l’espace institutionnel et des processus de l’enseignement supérieur d’expérimentation artistique, à partir de questions aussi décisivement actuelles que celles que je vais lister et que nous sommes, je pense, très nombreux ici à partager ; mais il est toujours bien de rappeler certains fondements :

  • l’inscription des écoles d’art dans le contexte international de développement en ce qui concerne la recherche, la production et leur réception ;
  • le bouleversement des frontières entre ce que l’on nommait autrefois les disciplines artistiques, la capacité à nourrir des dialogues trans-artistiques et à forger des outils critiques et discursifs pouvant faire l’objet d’une libre appropriation par les étudiants en accord avec leurs projets et pratiques artistiques ;
  • le bouleversement des frontières entre les logiques de production et de recherche qu’implique l’activité de création basée sur la transdisciplinarité dans le contexte actuel ;
  • les dynamiques de partenariats et de réseaux (artistiques, pédagogiques, scientifiques, citoyens).

Il a été question, et il me semble en effet indispensable, de mener aujourd’hui une réflexion autour des mécanismes d’accès aux études artistiques, de remettre le désir au centre de ces mécanismes et des aptitudes, plutôt que d’imaginer des systèmes préparatoires qui conduiraient à formaliser ce qu’on appelle des dossiers qui répondent aux dispositifs d’entrée dans les écoles d’art. Il s’agit aussi de sédimenter une idée de l’art, un désir d’actes et de formes qui visent l’émancipation, par rapport au récit dominant qui dirige le champ artistique ou plus généralement par rapport à ceux qui gouvernent notre vie sociale, et de proposer un espace hospitalier pour les expérimentations, pour ce qui n’a pas encore été pensé ou éprouvé et qui constitue le moment même de la pratique, qui opère en relation à des matériaux, des sensations, des affects, des idées ou des matières.

L’enseignement de l’art privilégie l’expérimentation et inscrit la recherche en son corps. J’ai beaucoup entendu parler de recherche aujourd’hui, ceci me ravit. J’entends des voix extrêmement positives de soutien, de compréhension de la recherche en art. J’en suis d’autant plus ravie que l’on entend souvent cette question : qu’est-ce que la recherche en art ? En Belgique, nous avons amorcé un dialogue entre toutes les écoles d’art, conservatoires, théâtres, cinémas, pour créer un corps juridique indépendant et s’adresser au ministère afin de parler de cette recherche en art, et proposer, d’une manière assez provocatrice mais joyeuse aussi, de partir d’une chose simple : l’idée de prendre 1 % de toute la recherche scientifique. Le statut de l’artiste-chercheur, je crois qu’il doit se penser en tant que artiste-enseignant-chercheur, mais aussi artiste-chercheur, en dehors de toute inscription institutionnelle et de tout statut. Le financement de cette recherche dans et hors de l’école d’art ne doit pas être modelé sur les nomenclatures et critères d’évaluation universitaires. Les spécificités de la recherche en art ont peu à voir avec ces systèmes d’évaluation. On voit un peu partout en Europe ce danger, cette uniformisation. Donc je dirais oui à la collaboration avec les universités et d’autres institutions, mais absolument non à l’uniformisation du paysage de l’enseignement supérieur.

Comment formuler une critique cohérente de la bureaucratie sans que la pensée radicale ne perde son centre vital ? Comment neutraliser l’appareil bureaucratique et la violence structurelle qu’il produit, la machinerie d’aliénation, les instruments avec lesquels l’imagination humaine est anéantie ? J’entends souvent un désir d’aller regarder du côté américano-anglophone, et je tiens à sonner l’alarme. Nous ne voulons pas que nos étudiants soient des étudiants endettés, qu’ils soient appelés « des clients », comme ils le sont aujourd’hui dans les conseils d’administration, et que les programmes des écoles soient construits en fonction des définitions de population. La recherche aujourd’hui, et pas seulement la recherche en art mais aussi la recherche scientifique, est mise sous la pression d’un système de dépôt de dossiers pour obtenir les financements, qui implique que, d’une certaine manière, la perspective de résultat soit déjà inscrite dans le projet. Il est essentiel de défendre une recherche qui ne peut pas s’énoncer dans ces termes, qui ne peut même pas se penser encore mais qui doit trouver les outils pour définir ce qu’elle cherche. Quant au financement, dans quel système sommes-nous ? Où sont les priorités ? Quelles sont les politiques ? Comment sortir de cet ancrage néo-libéral ? Comment sortir de ces politiques qui gouvernent avec la dette ? Maurizio Lazzarato a magnifiquement bien écrit à ce propos. Comment faire pour que ces systèmes néo-libéraux ne capturent pas ce qu’on appelle le commun, comment libérer des finances au nom de ce commun ?

Je ne peux me satisfaire, et je crois que nous sommes nombreux dans ce cas aujourd’hui, de cette réponse qu’est « la crise ». Je crois qu’il s’agit de repenser le financement de ces instances qui créent du commun.

source : demainlecoledart.fr