8 Quelles formes pour le 3e cycle ?

Bernhard Rüdiger
Nous poursuivons notre réflexion sur la structuration de la recherche en art, structuration qui s’organise dans nos écoles selon des formes différentes. Il existe dans nos établissements nombre de projets de recherche liés à des ARC (Atelier de Recherche et Création) qui s’adressent aux étudiants de Master et parfois de premier cycle. La recherche s’organise le plus souvent autour de projets post-master. Certains sont d’une plus longue durée et se structurent autour d’unités de recherche. Certaines de ces unités de recherche forment des véritables troisièmes cycles avec des étudiants inscrits dans l’établissement, en dépit de toutes les difficultés de statut que cette situation implique. Beaucoup de projets et d’unités de recherche travaillent en étroite collaboration avec des universités ou des grandes écoles. Les projets réalisés dans le cadre de tels partenariats ne conduisent toutefois pas tous à l’obtention d’un Doctorat, délivré par le partenaire universitaire comme c’est par exemple le cas du programme Art Recherche Pratique dirigé par Dominique Figarella aux Beaux-Arts de Paris et que nous avons invité à parler ici. Dominique Figarella, artiste, est professeur aux Beaux-Arts de Paris et est responsable du programme doctoral ARP (Art, Recherche, Pratique).

Une chose qui m’apparaît importante est que nos 3es cycles soient diplômants, qu’ils soient considérés comme faisant partie du cursus. Il s’agit actuellement de diplômes d’école. Nous souhaiterions qu’ils soient transformés en un diplôme national du ministère de la Culture, le DSRA (Diplôme Supérieur de Recherche en Art), à la suite du DNA et du DNSEP puis, qu’il confère grade de Docteur.

Notre deuxième invité, l’artiste Benjamin Seror, a suivi après le cursus un post-diplôme classique d’école d’art, mais collabore aussi depuis plusieurs années avec l’unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire (EHESS et Ensba Lyon) au sein de laquelle il prépare sa soutenance de DSRA.

Benjamin Seror
Bonjour et merci de nous recevoir, de nous accueillir et de nous écouter aujourd’hui. J’ai pris quelques notes, dont une qui commence par les mots « fausse moustache » et « in-sincérité » et je vais tenter de me rappeler pourquoi. Mais cela va revenir !

Lorsque j’étais étudiant à l’école d’art de Lyon, Bernhard Rüdiger a créé, avec Giovanni Careri, directeur du CEHTA (Centre d’Histoire et Théorie des Arts) à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et professeur à l’Ensba Lyon, ce qui allait devenir l’unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire et qui à l’époque s’appelait « La construction du réel dans l’art contemporain ». Il y a un certain talent pour nommer les choses dans ce groupe ! Ce groupe invitait des artistes pour des workshops assez longs, qui duraient une semaine, afin de démonter ou d’analyser leur travail, associant des théoriciens. Les années passant, les étudiants qui participaient à ce groupe de recherche, « Les constructeurs du réel », sont progressivement sortis de l’école diplômés et le fonctionnement du groupe a alors changé. J’ai suivi ce développement. On a invité moins de personnes mais en construisant une recherche autour de questionnements entre artistes et historiens et théoriciens de l’art. J’ai commencé, par bonheur, à travailler de plus en plus à côté et à avoir de moins en moins de temps pour participer au groupe. J’ai ainsi développé une recherche plus autonome.

L’idée que j’aimerais développer rapidement concerne la place qu’il me semblerait intéressant que prenne un 3e cycle dans une école d’art et la façon dont le 3e cycle peut constituer un outil très important pour un artiste jeune diplômé. Ce type de dispositif m’a personnellement beaucoup aidé à engager mon travail, à le développer et simplement à le produire. D’ici quelques mois, je vais présenter une soutenance. J’ai l’impression que tous les mots sont hyper glissants. C’est en effet toujours drôle de parler de ce travail de 3e cycle avec des historiens de l’art – j’ai beaucoup d’amis historiens de l’art avec lesquels je dialogue – cela les rend furieux ! Je vais peut-être expliquer un peu pourquoi.

Je viens de terminer un roman, qui sera l’objet de cette soutenance. À partir de ce roman, j’ai voulu développer une sorte de second travail : j’ai souhaité utiliser ce roman, qui raconte une histoire, comme une base pour continuer à réfléchir, à développer mon travail. Je vais en venir à ce qui me semble intéressant : lorsque l’on parle de recherche en école d’art ou de recherche en art en général, une chose me paraît toujours gênante, à savoir l’idée qu’à partir de là ont été générés un certain nombre de contenus de type Wikipédia, quelque chose d’accessible en deux clics sur Internet et qui n’est pas ce que je trouve forcément excitant quand on parle d’art et de formes d’art. J’aimerais penser que le 3e cycle en école d’art permet autre chose et la question est de savoir comment l’école peut aider la production de travaux de recherche qui potentiellement puissent produire autre chose et devenir des travaux à part entière d’artistes déjà au travail. Quand j’ai suivi le post-diplôme ici à Lyon durant l’année 2008-2009, je vivais avec les cinq autres étudiants inscrits dans un appartement situé à l’intérieur de l’école et nous utilisions ses ateliers. Lorsque j’ai intégré ce post-diplôme, on m’a dit que désormais et pour un an, je n’étais plus un étudiant, pas tout à fait un artiste, mais que je pouvais utiliser tous les moyens à dispo­sition dans l’école. Il est essentiel que l’école rende possible le temps de recherche pour les artistes, le temps de la création et de la rencontre. Au cours des dix années écoulées depuis que je suis diplômé, j’ai constaté que curieusement il est assez difficile de trouver dans le monde de l’art l’espace pour discuter de mon travail avec d’autres artistes, avec des commissaires. Il ne s’agit pas de trouver un espace pour promouvoir son propre travail, mais d’un espace dans lequel on parle des origines et des sources de celui-ci. C’est un espace qui est très difficile à trouver, par exemple lorsque l’on est invité dans une Biennale comme celle de Lyon, car paradoxalement, c’est rarement l’occasion de parler des enjeux d’une production. C’est plutôt l’institution qui produit beaucoup d’angoisse ! J’ai donc l’impression que l’école d’art et son 3e cycle pourraient être ce lieu où on prend ce temps.

J’aime à penser que je suis un artiste qui devient de moins en moins jeune et que je suis pourtant encore en train de construire mes outils de production, parmi lesquels il y a cette terrible question de savoir où trouver de l’argent, des moyens pour travailler. Je fais principalement des performances ; j’ai un travail un peu hybride de performances, d’écriture, de musique et donc un travail qui ne produit pas d’objets et qui est difficilement commercialisable. Ceci implique une forme d’attachement à l’idée d’une production publique, qui se fait en public et qui engage aussi les moyens de production publics. Or le 3e cycle est un espace de production possible. Ainsi, en tant qu’artiste, au moment où l’on commence à réfléchir à une pièce, à un projet, pourrait-on se dire que l’école d’art constituerait un bon partenaire pour produire ces objets. À cela s’ajoute dans l’école d’art une hybridation entre cette mise à disposition de moyens techniques et une autre mise à disposition qui est celle des étudiants, qui constituent également un espace génial pour développer des idées, au cours d’une conversation ou en engageant un travail. C’est encore une manière de développer une production dans un espace public.

Benjamin Seror, Mime Radio, 2014, Kunstverein Amsterdam © Ernst Van Deursen

Bernhard Rüdiger
Peut-être peux-tu nous raconter brièvement la structure de ta soutenance ? Tu as engagé un discours sur les étudiants qui jouent un rôle dans ta propre soutenance.

Benjamin Seror
J’ai proposé un workshop à un groupe d’étudiants l’année dernière pour travailler avec moi sur une forme qui est issue du roman que j’ai écrit. J’y engage les étudiants à réfléchir avec moi sur des éléments qui se trouvent à l’intérieur de ce roman, qui s’appellent Mime radio, Radio pour mime. Pour être bref, il y a dans ce roman des personnages qui font ce qu’ils appellent le challenge the reality open mike, la scène ouverte de la réalité défiée : les personnages se retrouvent dans un bar tous les soirs et montent sur scène pour présenter des idées qu’ils inventent afin d’étendre ou défier la réalité. J’ai donc imaginé un modèle pour défier la réalité et imaginer comment cette chose-là pourrait exister. Avec les étudiants nous avons fabriqué, pendant une semaine, un cabaret dans lequel on a présenté des idées qui défient la réalité et j’aimerais qu’à la fin, cette production soit présentée à un jury et soit totalement partie prenante de la production de ma propre recherche. J’aimerais aussi que le jury ne soit pas invité pour juger le travail – on est en train de mettre ceci en place et c’est là que mes amis historiens de l’art grincent des dents… –, mais qu’il soit constitué de gens à qui j’adresserais une question venant du roman. Au lieu de juger le roman, nous allons le mettre en application dans notre vie, dans notre environnement réel, nous saisir d’objets à l’intérieur du roman pour les appliquer comme des objets de pensée, avec une idée qui à cet endroit-là suspendrait la question – soulevée ce matin – de savoir ce que l’on juge lorsque l’on juge une œuvre d’art ou un Doctorat en art. En tant qu’artiste, et cela me paraît assez simple, j’ai l’impression d’avoir très peu besoin d’un jugement sur mon travail : j’ai besoin de retours critiques, j’ai besoin de conversations, mais lorsque quelqu’un me dit qu’il n’aime pas mon travail, la plupart du temps, je m’en moque complètement ! Enfin, ce n’est pas que je m’en moque, mais je me construis des remparts pour me dire que cela ne me gêne pas. Il m’arrive de prendre en compte ces considérations, mais je perçois une différence très forte entre le milieu scientifique et le milieu de l’art s’agissant de la reconnaissance entre pairs. Un artiste, pour travailler, a beaucoup moins besoin de la reconnaissance de ses pairs. Dans un modèle académique, le moment de la thèse est un moment où l’on vous donne les clés pour pouvoir continuer votre recherche. C’est là la différence essentielle qui produit cette tension que je ressens avec mes amis historiens de l’art, car lorsque je leur dis que je prépare une thèse, ils toussent très fort et me disent que je fais quelque chose, dans un 3e cycle en école d’art ! J’ai encore du mal à savoir comment réagir à cela, car il me semble aussi important d’imaginer que dans le monde de l’art, on a aussi une socialité développée, importante, mais c’est celle des vernissages, des discussions entre amis, des discussions entre pairs. C’est une socialité bizarre car beaucoup plus souple, aménageable que dans d’autres milieux sociaux du monde académique. C’est cette différence qui peut nous éclairer pour savoir comment construire un 3e cycle en école d’art. J’ai l’impression que l’on oublie, en allant voir du côté de l’université, qu’en art on va voir une exposition de manière solitaire, que l’on met du temps à mettre des mots sur une œuvre d’art, etc., toutes ces modalités qui font que l’expérience d’une œuvre d’art est une expérience sensible, une expérience spécifique au champ de l’art. Tout ceci me fait réfléchir aux manières dont ce 3e cycle peut s’adapter, non pas seulement pour ce qui concerne sa validation, mais aussi pour la forme qu’il peut prendre à partir d’une sociabilité particulière, mais aussi pour qu’il puisse participer au développement d’une vie d’artiste.

Dominique Figarella
Je risque d’être un peu long, car je viens témoigner d’une histoire, celle d’un 3e cycle qui a une forme institutionnelle doctorale dans le cadre de SACRe (programme doctoral Sciences, Arts, Création, Recherche) et témoigner des raisons pour lesquelles je me suis engagé dans cette aventure. Je dois d’abord dire que finalement, si je me suis engagé dans cette affaire, c’est pour des raisons très personnelles, parce que je tiens énormément aux écoles d’art et lorsque l’injonction de la réforme nous a été présentée, cela m’a fait très peur. Je suis moi-même quelqu’un qui n’a pas du tout suivi un cursus universitaire et ce que j’ai vécu dans les écoles d’art est quelque chose auquel je tiens beaucoup. Je pense qu’il ne faut pas oublier, quand on parle de recherche, où s’ancre réellement le mot « recherche » dans l’histoire de nos pédagogies : dans les accords de Bologne[22], dont l’objectif est de faire de l’Europe un champ compétitif dans l’économie de la connaissance. Je pense qu’il ne faut pas oublier cela. La réforme des écoles s’inscrit dans la fabrication d’un champ compétitif, dans une certaine forme d’économie, qui est la continuation, pendant les années quatre-vingt, des accords du GATT[23]. La question de la recherche nous est donc posée dans un contexte produc­tiviste. Je pense aussi qu’il faut aussi comprendre ce qu’est la recherche scientifique, puisque, finalement, c’est sur ce modèle que l’on nous demande de réagir. La recherche scientifique ne s’est séparée des activités de la science qu’à partir de la deuxième révolution industrielle, c’est-à-dire qu’en réalité, la recherche n’est pas une volonté, un idéal des pratiques ou des activités de la science, mais tout simplement une organisation du travail et de la production. On ne peut penser la recherche telle qu’elle est instituée aujourd’hui qu’après l’organisation scientifique du travail. Ainsi, faut-il comprendre que la question qui nous est adressée n’est pas une volonté des pratiques actuelles de l’art vivant de se séparer des pratiques générales en recherche, mais que c’est une volonté de l’organisation rationnelle du travail, de la production de connaissances et donc une rationalisation de cette production à laquelle, in fine, nous participons. Cette idée ne m’a jamais quitté lorsque je me suis lancé dans cette aventure. Ainsi nous demande-t-on d’élaborer une activité qui ne serait pas tout à fait une pratique artistique, mais qui découlerait des pratiques artistiques. Et la seule définition que l’on peut donner du mot « recherche » – puisque c’est un mot qui nous tracasse beaucoup – serait une activité de l’art hors production. C’est la raison pour laquelle tout le monde dit qu’il y a toujours eu de la recherche dans les écoles d’art. Et bien évidemment, nous faisons tous de la recherche puisque notre activité artistique n’est pas de produire des œuvres, c’est plus général que cela, plus global. Certes. Mais dans l’histoire de l’art moderne, cette activité qui ne relèverait pas de la production d’œuvre ne s’est jamais instituée comme telle et ne s’est jamais séparée comme telle des activités artistiques. Nul n’a dit que faire de l’art consistait à produire des objets. Le Monsieur Teste de Valéry[24] est un artiste sans œuvre ; le désœuvrement fait entièrement partie des pratiques artistiques modernes. Il en est même le nerf central. L’art n’est donc pas identifiable à la production d’œuvre et, partant de là, il est très difficile d’envisager une activité qui serait la recherche. On a parfois tendance à penser que l’art conceptuel ou les arts des années soixante-dix, ou même de Marcel Duchamp lorsqu’il a fait sa conférence prescrivant aux artistes d’aller dans des universités, reconduisent la coupure entre travail manuel et travail intellectuel, entre conception et réalisation ou entre recherche et production. Or, je pense que les artistes ont plutôt cherché à dire que l’art n’est pas identifiable à une activité de production d’œuvre, mais est quelque chose de plus général que cela. Ce qui est acté dans la volonté de ne pas assimiler, d’une part l’art à la production d’œuvre, et d’autre part, l’art, par exemple la dématérialisation de l’art, ou l’histoire de la dématérialisation de l’art à une recherche, c’est tout simplement que l’art puisse rester enchâssé dans un processus qui est celui de la vie, c’est-à-dire un ensemble d’activités totalement solidaires les unes des autres, indistinctes, indivisibles et dans lequel, en tout cas, la production ne peut pas devenir un critère discriminant. Ainsi, dans la vie, le fait qu’il y ait une activité plus rentable qu’une autre, n’est pas, pour moi et j’espère pour beaucoup d’autres personnes, un critère discriminant qui pourrait hiérarchiser cette activité par rapport à d’autres. Par conséquent, les activités de recherche qu’il faut conduire pour produire des œuvres intéressantes – question qui nous est posée – sont toutes les activités qui consistent à vivre, en général : lire des livres, mais aussi manger, avoir des amis, ne rien faire, regarder le monde… Les traces de ce que je dis sont pléthore dans l’Histoire de l’art moderne et les figures dans l’iconographie du désœuvrement, et même de la destruction, sont multiples. C’est à cela que je veux vraiment rester fidèle et ce à quoi je tiens beaucoup dans cette affaire-là.

Selon moi, il n’y a aucun critère discriminant, rationnel, qui va pouvoir séparer, dans l’activité générale d’un artiste, ce qui est le temps de la recherche de ce qui est le temps de la production. On n’aura jamais de critère rationnel discriminant qui dira « ceci est de la recherche, ceci est de la production d’œuvre », de la même manière qu’il est impossible de dire quand un artiste commence à travailler et quand il cesse de travailler. Ce sont des questions que les artistes dans l’histoire de la modernité n’ont cessé de rappeler : faire de l’art n’est pas produire des œuvres et par conséquent, on ne peut pas considérer qu’il y ait une activité de recherche identifiable. Ainsi, toutes les discussions que nous avons au sujet de la recherche en art ne pourront mener à des résolutions positives. La seule résolution qu’elles pourront avoir est finalement la forme juridique que va prendre une charte de thèse en art ou les méthodes de son évaluation, son jugement, etc. La seule discussion très importante et intéressante, me semble-t-il, qu’il faudrait que l’on ait, concerne le fait que la recherche sera le résultat de la façon dont l’institution aura décidé de la sanctionner, de l’évaluer et de la financer – ce qui est un peu la même chose. Ce que nous avons à faire de plus important est de nous atteler à cette forme juridique ; nous devons déterminer ensemble de quelle manière sera jugée et évaluée la recherche en art, de quelle manière s’organiseront ses activités, quels en seront les contenus et les méthodes. Cette forme juridique doit être élaborée en commun et je suis très, très, très inquiet que chaque établissement conçoive dans son coin son propre diplôme. Cela risque d’aboutir à ce que les écoles qui ont des moyens, qui sont visibles et repérables, aient une certaine latitude et des financements, et à ce que les autres se trouvent dans de grandes difficultés. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait que nous réfléchissions, peut-être ensemble, à fonder une unique école doctorale. Les écoles d’art doivent se mettre en tête qu’il faut poser des bases – non pas d’un point de vue épistémologique, car cela risque de devenir un travail de normalisation et il est très dangereux de produire des normes en art – mais pour fonder une école doctorale commune ou poser au moins une sorte de charte ou un acte juridique définissant le cadre de la recherche.

L’une des premières choses à considérer est que ces doctorats ou 3es cycles – ou toute autre forme, car je ne sais comment on les appellera – aient un effet sur le recrutement de professeurs dans les écoles d’art à qui les places seraient réservées en priorité ; et c’est peut-être là le seul sens de la réforme. Je crois que c’est une très mauvaise chose, mais je vois que cela va arriver. Cela signifie que la façon dont on va organiser la recherche et la sanctionner aura une incidence directe et extrêmement rapide sur l’équilibre et le fonctionnement des écoles d’art à venir. Le recrutement et l’organisation des équipes est l’outil principal de leurs pédagogies. Les écoles d’art, les bonnes, en tout cas celles que j’ai vu fonctionner, avaient pour soucis de réunir tous les points de vue, toutes les positions, aussi minoritaires et ténues soient-elles, repérables dans l’art vivant.

Je considère que la question de l’art vivant est très importante quand on fait une thèse en art – et non pas au sujet de l’art – ou quand on a une pratique artistique. Dans la pratique de l’art, il ne peut qu’être question d’art vivant : qu’est-ce qu’une œuvre ? Comment dit-on qu’une chose est une œuvre et qu’une autre n’en est pas une ? Il n’y a pas de critères. Les choses sont des œuvres car elles se maintiennent sur la scène de l’art vivant. Faire des œuvres c’est inscrire des gestes et des actes sur cette scène et les soutenir. Et on le sait tous, inscrire un acte sur la scène de l’art vivant n’est pas chose facile. Et ce sont les pairs, les acteurs de l’art vivant, qui actent que tel ou tel objet, telle ou telle démarche, telle ou telle attitude est une œuvre. Les bonnes écoles d’art sont celles qui ont précisément réussi à réunir toutes les formes de vie de cet art vivant, aussi peu puissantes, aussi peu commerciales et aussi ténues soient-elles. Or si, demain, ce sont les docteurs qui ont priorité dans les équipes pédagogiques, cela va fortement déséquilibrer cet écosystème, sauf si on y prend garde tout de suite.

L’une des premières règles à tenir me semble-t-il est que la recherche en art doit s’adresser à toutes les pratiques de l’art vivant, sans aucune discrimination quant à la forme, aux contenus, aux méthodes et à l’adresse de ses programmes. La catastrophe serait que l’on s’imagine qu’il y aurait des pratiques de l’art qui seraient plus à même de produire des activités de recherche que d’autres, car cela entraînerait la production d’œuvres hors-sol, dans des laboratoires culturels spécialisés, au mieux, et au pire, un art institutionnel adoubé par l’administration, ce qui serait de mon point de vue catastrophique ! Il ne faut surtout pas assimiler la recherche en art à un art du savoir, dans lequel on finit par avoir des objets, qui sont chargés de savoir, et au sein duquel il va s’agir de pouvoir développer ces savoirs.

L’une des choses à laquelle je tiens, c’est que cette recherche en art s’inscrive dans la continuité des pédagogies et de la façon dont on a l’habitude de transmettre dans les écoles d’art. La transmission se fait par un dispositif dont vous avez beaucoup parlé. Ce que tu disais Benjamin à propos des discussions dans les écoles d’art est très vrai : les écoles d’art sont peut-être l’un des endroits où l’on peut encore avoir des discussions, pour la bonne raison que les gens qui ont des positions minoritaires peuvent parler, conduire des arguments jusqu’au bout et les opposer à d’autres gens, qui peuvent être extrêmement puissants. Ces conversations, dans la vie marchande et économique, n’auraient pas lieu car on n’y écouterait pas celui qui a une position minoritaire. Or cela se produit dans le contexte des écoles d’art. C’est ainsi que des pratiques qui, à un moment donné, paraissaient ringardes, obsolètes, retrouvent une certaine pertinence par des discussions libres autour des œuvres, précisément parce qu’elles ont permis de réinscrire des filiations dans l’Histoire, de se replacer dans des perspectives nouvelles, de définir des points d’ancrage. Ces discussions, où les armes ont été laissées au vestiaire, où il ne s’agit pas d’avoir raison mais plutôt de déployer de la vie, sont essentielles.

Les écoles d’art font penser au milieu de l’art : on y trouve les mêmes personnes, mais, puisqu’elles sont coupées des enjeux de la production, elles y sont un peu comme dans une période de latence. C’est un concept psychanalytique qui caractérise une période de la vie très précise dans laquelle l’enfant abandonne ses objets de jouissance infantiles, alors qu’il ne dispose pas encore tout à fait des objets de jouissance d’une personne capable de se reproduire, et de ce fait, l’investissement tourne un peu en rond, sans vraiment avoir d’objet. Bernhard Rüdiger parlait tout à l’heure d’une sorte de retard entre l’objet et le sujet du travail. Puisqu’en école d’art le problème de la production n’est pas réellement là, le rapport de force est finalement différent. C’est aussi ce que tu regrettes, Benjamin, dans le monde de l’art, à savoir que l’on ne peut pas amener ces conversations internes, que l’on ne peut les faire aboutir, parce qu’il y a les impératifs économiques, parce chacun doit tenir sa place, parce que les hiérarchies fonctionnent. Il est donc capital que dans les années à venir, il n’y ait pas, au sein des écoles d’art, que des « artistes cultivés », mais que dans les laboratoires de recherche il y ait aussi ce que l’on appelle des « artistes incultes. » Ce qu’il nous faut donc, c’est produire ces scènes.

Benjamin Seror
J’ai trouvé tes propos concernant la représentation des minorités, de chaque partie qui pourrait constituer le champ de l’art, très intéressants. Cela me fait penser que l’un des autres effets néfastes de la recherche pourrait être la différenciation entre certains artistes, dont les objets produits alors qu’ils sont étudiants ou à la fin de leurs études peuvent leur permettre de très vite gagner le marché, lancer leur carrière très rapidement et d’autres artistes qui, eux, feraient de la recherche et auraient besoin de temps. Cela créerait une sorte de débrayage, avec deux formes d’art produites, celle qui serait bonne pour le marché et celle qui serait bonne pour la recherche et aurait besoin d’autres formes de financement. S’agissant du rapport entre argent public et argent privé dont j’ai parlé tout à l’heure, je tiens à préciser que c’est plus compliqué que cela car l’école d’art ne permet pas d’avoir accès à de l’argent public là où il n’y a plus d’argent public ! Mais l’art est une question publique. J’ai l’impression que dans les rapports institutionnels, tels ceux que j’ai en tout cas, c’est aussi une dimension qui devient de plus en plus floue. Il me semble en revanche que dans les écoles d’art, il y a encore un moyen de croire à cette idée et de la développer.

Une nuit au Tiki Coco, workshop mené par Benjamin Seror avec les étudiants de 3e et 4e année art, 2015 © Ensba Lyon

Dominique Figarella
Je comprends ce que tu veux dire à propos de l’argent public et de l’argent privé. Les méthodes de valo­risation, qu’elles soient privées ou publiques, ne me semblent pas au fond si différentes. C’est une question de tempo. Pour les artistes, cela peut signifier des choses très réelles – l’un vend son art et est riche, l’autre ne le vend pas et est pauvre – mais ce n’est pas véritablement un critère fondamental pour réfléchir à la question. Quand je parlais de minorités, je voulais surtout dire la chose suivante, qui peut se rapporter à la discussion que vous avez eue sur l’évaluation et le jugement : j’ai noté que lorsque l’on parle de jugement, on se crispe terriblement, ce qui est normal, au fond. C’est une discussion qui nous vient des années soixante-dix. On se crispe parce que l’on pense toujours soit au jugement de goût, soit au jugement de valeur, hérité des XVIIIe et XIXe siècles.

Lorsque l’on voit un spectacle d’art vivant un peu étrange et que l’on ne sait pas bien ce que l’on regarde, on jette des coups d’œil latéraux vers son voisin pour voir ce qu’il ressent ; on se sert donc du corps de l’autre comme d’une sorte de pierre de touche pour savoir si ce que l’on éprouve est réel ou pas. On réalise que ce que l’on juge, on ne le juge pas seul, mais avec un ensemble de corps. C’est donc cela, notre outil pédagogique. On n’a pas d’autre outil pour enseigner l’art que de former cet ensemble de corps, que sont les professeurs, les artistes. Car lorsque, moi, je défends quelque chose, je ne le défends pas uniquement par rapport au savoir et quand je vois des artistes défendre quelque chose du point de vue du savoir, je constate que ces savoirs ont été métabolisés dans des corps : les artistes performent. Ce dispositif avec une œuvre – quelle qu’elle soit, matérielle, immatérielle, exposée, diffusée, peu importe – et des gens qui en discutent et se disputent à propos de ce qu’ils perçoivent car ils ne voient pas la même chose, est un dispositif dans lequel on produit une perception commune, qui est un jugement. Il ne faut pas avoir peur du mot « jugement », il faut l’opposer au mot « évaluation » ; et ce jugement n’est pas un jugement de valeur, ni un jugement métaphysique ou transcendantal, mais c’est un jugement commun, par lequel une perception commune, qui n’existait pas avant, se produit. Et tout à coup les corps se mettent au même tempo d’une perception partagée. Ils produisent un jugement qui n’est pas un jugement de valeur, qui n’est pas un jugement de goût, mais constitue plutôt une façon de trouver des voies pour survivre : s’il y a un incendie derrière nous et s’il y a cinq ou six corps, on juge du meilleur passage à suivre pour survivre. Dans le monde de l’art, c’est exactement pareil : pour continuer à avoir des pratiques de l’art vivant et non de la répétition académique, il faut trouver ensemble, et cela passe par le jugement et non par l’évaluation.

Bernhard Rüdiger
On a effectivement intégré à la charte des études en école d’art élaborée par l’ANdÉA cette question du jugement et il me semble important de comprendre que le corps joue un rôle essentiel dans cet exercice du jugement que sont les DNSEP par exemple : ce sont les corps des étudiants qui sont devant nous, le corps des œuvres.

Une personne dans l’auditoire
J’entends les arguments de Dominique Figarella notamment, et l’introduction de Bernhard Rüdiger qui disait que l’ANdÉA est pour l’évolution du DSRA en Doctorat et ensuite, on dit…

Bernhard Rüdiger
Ce n’est pas ce que je disais et absolument pas ce que je pense personnellement ni ce que l’ANdÉA défend. L’ANdÉA promeut la coexistence des différentes formes de 3e cycle : Doctorat, DSRA… et le fait que ces différentes formes doivent respecter exactement ce dont on a discuté ici. L’ANdÉA promeut la variété des pratiques, variété qui correspond à la réalité artistique.

La même personne dans l’auditoire
D’accord. Mais pourquoi parle-t-on tant de Doctorat dans ce cas ? C’est là la question. Si nous disposons de plusieurs formes – nous sommes pour et comme tu le sais, je défends cette idée qu’il y a de nombreuses possibilités différentes – pourquoi emploie-t-on systématiquement le terme « Doctorat » dès que l’on parle de 3e cycle ?

Dominique Figarella
Parce que c’est la réalité. Excuse-moi ! Il y a une réforme, la réforme de Bologne et on ne peut se cacher derrière son petit doigt. Elle impose le LMD (Licence, Master, Doctorat). Le problème n’est pas une question d’obligation, le problème est une question de faits institutionnels et d’histoire. Qu’on l’appelle « Doctorat », « Résultat de la recherche » ou je ne sais quoi d’autre…

Bernhard Rüdiger
Ce qu’on a fait au sein de l’ANdÉA, dans le cadre de nos commissions et groupes de travail, c’est d’avoir mis à plat toutes les propositions, tout ce que font les écoles, afin de penser les dénominateurs communs. In fine on ne souhaite pas demander à ce que tout 3e cycle soit un doctorat, au contraire, mais nous demandons une vraie reconnaissance de la part du ministère de la Culture, avec un diplôme national, diplôme qui, comme le DNSEP, pourrait à terme conférer le grade de Doctorat, ce qui n’est pas du tout la même chose ! C’est conserver nos spécifi­cités tout en rentrant dans le LMD. Je cueille l’occasion pour rappeler un projet important voire essentiel sur lequel je reviens toujours et auquel on travaille à l’ANdÉA, c’est la constitution d’un conseil spécifique des pairs, un Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Art et Culture pour toutes les formations sous tutelle du ministère de la Culture et qui pourrait développer quelque chose de spécifique dans cet esprit-là.

Une personne dans l’auditoire
Une question à Dominique Figarella concernant le sujet de la vie. À aucun moment, dans tout ce que vous avez développé – à moins que ce ne soit sous-entendu – vous n’avez parlé de temporalité. J’aimerais vous entendre sur ce point. Dans ce dispositif de la recherche, à l’intérieur de l’école, combien de temps un Doctorat peut-il prendre ? Est-ce que cela peut être un temps variable, un temps en pointillés, sur dix ans par exemple, ou est-ce, nécessairement, le temps du marché, c’est-à-dire, trois ans, le plus vite possible ?

Dominique Figarella
Je n’ai pas d’avis particulier là-dessus. Si je dois réagir de manière positive à la question de la norme, je dirais que je ne me suis jamais occupé de cette affaire. Le fond du problème est que je ne pense pas que développer des activités de recherche en art ait le moindre sens. En revanche, on est tenu d’adopter des normes. C’est pourquoi je dis qu’il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Que ce cursus soit un para-Doctorat, assimilé à un Doctorat, faisant comme le Doctorat, je comprends que cela puisse avoir des avantages tactiques, mais, à termes, cela n’en aura pas. C’est la même chose. C’est une question de normes. Le temps dans lequel j’ai travaillé est lié au fait d’avoir accepté l’apport universitaire : la norme universitaire est à chaque fois traduisible dans nos pratiques. Le temps, au fond, est soit celui de la vie – et donc il n’y a pas de temps déterminé puisque c’est la mort qui sanctionne les choses –, soit celui de la norme, que l’on accepte ou pas.

Dominique Pasqualini
Ce qui est essentiel dans ce qu’a dit Dominique Figarella, c’est la question de la stratégie par rapport à la définition d’un système juridique ou administratif, chose que l’ANdÉA, en tant qu’elle représente l’ensemble des écoles, doit absolument prendre à bras le corps afin que cela ne nous soit pas imposé comme tout ce qui nous a été imposé jusqu’à présent. On pourrait discuter de ces stratégies que l’on met en place dans le cadre de ces 3es cycles, mais il faut assumer et traduire une charte commune.

Bernhard Rüdiger
Merci beaucoup pour ce mot de conclusion.

Notes :

[22] Le processus de Bologne fait suite à la déclaration de Bologne, signée le 19 juin 1999 par les ministres de vingt-neuf pays européens, dont l’objectif est d’harmoniser l’architecture du système européen de l’enseignement supérieur en vue de faire de l’Union européenne un espace d’enseignement supérieur compétitif.

[23] General Agreement on Tariffs and Trade, Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (AGETAC), signé le 30 octobre 1947 par 23 pays.

[24] Paul Valéry, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1978.

source : demainlecoledart.fr