3 La transition numérique dans le champ de la création

Dominique Pasqualini
Nous poursuivons avec une question qui a été formulée en ces termes : « La transition numérique dans le champ de la création ». Nous allons entendre deux intervenants qui travaillent dans les médias, Madeleine Aktypi, poète et théoricienne des médias, professeur à l’École Média Art Fructidor de Chalon-sur-Saône, et Guillaume Stagnaro, artiste et professeur Atelier Hypermédia à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence. À côté de leurs multiples activités, Madeleine Aktypi et Guillaume Stagnaro interviennent en école d’art, en l’occurrence dans deux des écoles dont l’orientation médias est la plus forte en France. La question des médias numériques dans les écoles d’art reste assez difficile à qualifier. Je pense que l’un des problèmes est qu’elle s’est installée de manière douce, mais inexorable (comme partout à notre époque), et qu’il y a une grande difficulté à la cerner. En un mot, elle reste à la fois omniprésente et impensée. Prenons n’importe lequel des débats depuis ce matin : si toutes les questions avaient été prises sous le biais des médias numériques, énormément de choses qui ont été dites et qui semblent désarticulées ou pensées différemment (de l’ordre du politique, de l’économique, de l’artistique, du culturel) seraient non pas « résolues », mais réarticulées, reconfigurées, pour utiliser un terme venant justement des médias numériques et qui fait partie de ceux qui infusent notre langage quotidien. Avec Madeleine Aktypi et Guillaume Stagnaro, nous avons deux représentants complémentaires de toutes ces questions et de leur enjeu, dans leur complexité.

Guillaume Stagnaro
Je suis un ancien étudiant de l’école d’art d’Aix, dans laquelle j’enseigne actuellement. Aix a une longue histoire du rapport au numérique. Si je ne me trompe pas – mon directeur Jean-Paul Ponthot, qui est dans la salle, pourra me corriger – le programme de l’école a été pensé depuis les années 1990, suite à l’impulsion de deux artistes, Louis Veck et Christian Fontcarré. J’y suis rentré en 1995. Avant, je faisais énormément de dessins, mais surtout beaucoup de programmation (j’ai dû commencer la programmation vers l’âge de dix ans). Toutefois, j’ignorais à ce moment-là qu’on pouvait lier les deux pratiques. En arrivant dans cette école, j’ai pu associer mon désir de faire de l’art et mon attrait pour tout ce qui était de l’ordre de la programmation numérique. J’ai passé les cinq ans d’études dans cette école, mais en réalité j’ai passé les deux dernières années en résidence à l’extérieur, au Zentrum für Kunst und Medientechnologie à Karlsruhe en Allemagne, qui est à la fois une école, une résidence d’artistes et un musée d’art numérique. Ce lieu était à l’époque un peu la Mecque de l’art numérique et j’y suis resté un an de plus après le diplôme parce j’ai créé, avec d’autres artistes au sein du ZKM, un collectif autour de l’art et du jeu vidéo. Au bout de ces trois ans dans ce lieu vraiment « hyper-technologisé », j’ai ressenti un petit ras-le-bol, le sentiment d’une saturation de ces pratiques, parce que tout ce qui était produit là-bas, tout ce qui y était présenté, n’était que des œuvres d’art numérique ne parlant que du numérique. Cela tournait un peu en rond, était très tautologique et très démonstratif. En rentrant en France, je me suis éloigné de cette petite chapelle du milieu de l’art numérique, qui, à cette époque, voulait vraiment affirmer sa position de pratique nouvelle. En sortant du ZKM, je me suis rapproché du milieu de l’art en général, et j’ai notamment réalisé des pièces pour d’autres artistes qui avaient besoin de compétences dans le domaine de la production numérique. J’ai donc travaillé avec des artistes qui ne sont pas du tout identifiés comme faisant partie de l’art numérique. Par exemple, l’une des premières grosses pièces que j’ai réalisées, c’était Power chords, pour Saâdane Afif, pièce qui a été montrée ici à la Biennale de Lyon en 2005. C’est un ensemble de douze guitares électriques qui jouent mécaniquement des suites issues de l’ordre des couleurs des bâtons d’André Cadere (1934-1978). Saâdane Afif est un artiste qui utilise le numérique sans revendiquer le fait d’être un artiste numérique. J’ai réalisé différentes pièces pour Saâdane Afif, mais aussi pour Virginie Yassef, Bruno Peinado, Matali Crasset, Mathieu Briand, Francis Alÿs et bien d’autres. En parallèle de mon travail artistique, dont je ne vais pas vous parler sinon je ne parlerais que de cela, j’ai vraiment développé une sorte d’artisanat du numérique.

Je continue à faire cela depuis une quinzaine d’années et, depuis trois ou quatre ans, j’enseigne aussi à l’école d’art d’Aix. J’ai réintégré mon école d’origine où je codirige l’atelier Hypermédia, qui traite de tout ce qui relève de l’interactivité, de la programmation, de la générativité, un atelier d’art numérique, même si, après toutes ces années d’expérience je défends l’idée qu’il n’y a pas d’art numérique. Ma position consiste à dire qu’il y a de l’art, que l’on vit dans un monde numérique et qu’évidemment, les artistes ont toute légitimité à utiliser les outils numériques, à les interroger. Plus qu’une légitimité, pour moi il s’agit quasiment d’une obligation : je ne vois pas comment un artiste qui vit à notre époque, peut ne pas comprendre quelles sont les notions intrinsèques au numérique. Il est d’une extrême importance de donner aux étudiants les moyens de comprendre ces outils et de les déconstruire afin de ne pas en être de simples utilisateurs. Et c’est pour cela qu’à l’école d’art d’Aix, et ce depuis très longtemps, on donne des cours de programmation. On dispense aussi des cours d’électronique. C’est quelque chose de primordial, non seulement pour les étudiants qui se dirigent vers une pratique dite numérique, mais aussi pour les étudiants qui font de la vidéo, du son, de la peinture ou du dessin. Toutefois, l’utilisation des outils numériques en art peut être dangereuse car ce sont des outils paradoxalement très pauvres. Plus l’outil est complexe, comme un ordinateur, plus il est pauvre en expressivité. Avec un crayon gris, vous avez toutes les possibilités du monde d’exprimer quelque chose. Avec un logiciel comme Photoshop, vous allez faire une image qui ressemble à une image Photoshop. Si l’on n’apprend pas aux étudiants à contourner, à détourner ces logiciels, ils vont se retrouver à faire un travail uniformisé. D’où l’importance d’apprendre à programmer, à savoir ce qu’il y a derrière la machine, à savoir le contourner, le modifier.

La deuxième difficulté est que le numérique peut être très facile et facilement démonstratif. Beaucoup de jeunes artistes s’y plongent et font des pièces de virtuosité technique. L’enseignement permet de leur faire prendre du recul, de leur dire qu’une belle image à l’écran, qui est tout de suite éblouissante, n’est pas forcément de l’art. Encore une fois, permettre aux étudiants de comprendre vraiment ce qui se passe derrière les machines, comprendre comment circulent les informations sur un réseau et le langage de programmation, c’est leur permettre de prendre de la distance par rapport à cette facilité et de vraiment travailler la programmation comme une matière et non plus comme un logiciel préexistant à utiliser.

Une autre chose que j’essaie de mettre en place à l’école, est de ne pas leur apprendre un langage de programmation spécifique. Chaque langage est en fait un environnement du logiciel et va donc contraindre l’utilisateur dans une certaine esthétique. Dans les années 1990-2000, on utilisait beaucoup dans les écoles d’art un logiciel qui s’appelait Director, qui était à l’origine un logiciel qui permettait de faire des CD-Rom et des sites Internet. Il contraignait finalement beaucoup les artistes dans l’esthétique du CD-Rom. Mon enseignement ne consiste même plus à apprendre à programmer, mais à donner les moyens aux étudiants de s’auto-apprendre à programmer, de pouvoir choisir les langages qu’ils veulent, être à l’aise avec n’importe quel langage afin de se libérer de toutes ces contraintes.

Madeleine Aktypi
Merci. Il faut tout d’abord dire qu’avec Guillaume on s’est rencontrés ici, sur ce canapé il y a dix minutes, et qu’il n’y a donc aucune sorte de préparation en amont entre nous. J’étais très contente de l’entendre dire tout ce qu’il a dit. De mon côté, j’ai pris le titre de la table ronde comme une sorte de carte cachée : « La transition numérique dans le champ de la création ».

Je me suis permis de le traiter mot à mot, c’est-à-dire d’en faire forcément une mauvaise lecture, en reprenant ces quatre termes de manière plus ou moins isolée : transition, numérique, champ et création, et ceci, à rebours. Pourquoi faire cela ? Tout d’abord parce que je vois cette phrase comme une sorte de fossile, le fossile d’un symptôme représentatif d’une lecture récurrente des médias et des technologies : on entend souvent parler en effet de transition numérique dans le champ de la création. Donc je fais, exprès, ma mauvaise lectrice pour dire certaines choses et proposer éventuellement une approche qui va nous amener à interroger tout d’abord ce mot qui est revenu à de nombreuses reprises depuis ce matin : « création ». Un mot dont je laisse de côté – encore que… – les acceptions et connotations théologiques pour poser directement la question : que veut dire « créer » aujourd’hui ? Pourquoi « créer » et non pas « faire » (un terme qui a aussi sa propre histoire, même si elle est plus courte) ? Quelle est la différence entre ces deux verbes ? Quels sont leurs liens avec le verbe « innover » ? On a également beaucoup entendu parler d’innovation depuis ce matin. Que veulent dire « création » et « créativité », être « créatif », « innovateur » ou « créateur » aujourd’hui ? Même si, dans le combat des écoles d’art pour préserver leur spécificité face à l’Éducation nationale, le terme s’oppose surtout au « savoir », il n’en reste pas moins qu’il existe, il me semble, plusieurs contextes dans lesquels ces termes se brouillent de manière plutôt impensée. La création et la créativité semblent être avant tout un business model aujourd’hui. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle un poète comme celui qui se cache derrière le projet d’Ubuweb[2], a choisi de parler depuis déjà des années de Uncreative Writing[3], pour justement contrer le monde de l’entreprise, de la rentabilité, du rendement dirait Simondon, et pour proposer un autre regard sur la société des données et ses sujets. Il faudrait en finir avec cette notion de créationnisme à l’européenne. Elle est certes très différente, bien entendu, du créationnisme à l’américaine ; elle nous vient tout de même aussi des États-Unis, d’un certain impérialisme puritain, entre autres culturel. On se trouve donc dans une période où la planète est sans doute davantage « gérée » par Google, par Facebook, etc. que par des instances directement politiques. D’autant plus que ces dernières n’arrêtent pas d’ouvrir grands les bras pour accueillir tout ce que ces « innovateurs » « créatifs » leur offrent, volontairement aussi bien qu’involontairement. Nous traversons une période où la subjectivité et la créativité constituent la monnaie vivante nouvelle. La captation de la subjectivité est désormais source de valeur, de richesse, elle est cotée en bourse. Qu’est l’artiste dans tout ceci ? De quoi peut-il être le modèle dans une société où la création et même la subjectivité remplacent le travail entendu en tant qu’emploi ? Chaque fois qu’on sélectionne, qu’on rédige ou qu’on monte quelque chose à poster sur Facebook, on travaille pour cette entreprise, idem pour Twitter, etc. On externalise notre subjectivité et on crée de la valeur qui ne nous appartient pas du même coup. Ce n’est pas le moment de parler de tout cela en détails, mais cela m’amène au deuxième terme : le champ.

On sait bien sûr ce que veut dire le mot « champ ». Mais dans le cas présent, où commence et où finit ce champ de la création ? Comment faire en sorte que ça devienne ou que ça demeure, au moins dans les écoles, un champ magnétique, intempestif, camouflé, plutôt qu’un domaine du savoir, délimité et exploitable, comme c’est de plus en plus le cas en dehors des écoles ? Quant à la « transition », on la ressent, on la subit, on y participe, elle nous perturbe peut-être à des degrés différents. Mais là encore, c’est un peu comme pour le champ : où pose-t-on le début de cette transition ?

Va-t-on dire que la véritable transition a commencé très récemment, c’est-à-dire en 2009, quand le directeur de recherche de Google annonça le Statistical Relational Learning, c’est-à-dire une nouvelle procédure de traitement algorithmique qui écartait toute contextualisation et conceptualisation des données ? Le Statistical Relational Learning permet d’exploiter de manière hyper simplifiée et rapide cette masse de données que produisent nos sub­jectivités. La soupe géante et infinie où baignent textes, sons, images et métadonnées devient lucrative grâce à quelques algorithmes qui la réorganisent dans tous les sens, mais sans théorie et sans contexte.

Doit-on placer la transition plutôt en 2007 lors de l’arrivée de l’iPhone ou en 2008 avec celle de l’Androïd ? Serait-il plus intéressant de parler directement de l’iPod qui a matérialisé en 2001 l’intuition de McLuhan[4] concernant le fait que le médium était le massage ? C’est-à-dire que depuis l’iPod nous caressons enfin à notre tour les technologies qui sans cesse nous massent, et entrons donc dans des relations affectives avec elles. Ou bien doit-on la situer en 1995 ? Oui, peut-être, l’irruption de l’Internet dans les foyers et les bureaux fut d’une grande importance. Mais n’est-ce pas plutôt en 1989 avec Tim Berners-Lee[5] que ça se déclenche ? Ou peut-être avec la GUI et les ordinateurs personnels au début des années 1980 ? En 1974 avec l’invention du micro-­processeur ? Ou bien en 1969 avec la création d’Arpanet, l’ancêtre militaire d’Internet ?

Toutes ces dates et bien d’autres qui correspondent à des inventions technologiques sont les symptômes de quelque chose qui n’est pas seulement technologique et qui commence à prendre sa forme contemporaine au fil de la Seconde Guerre mondiale, guerre qui oblige à une mobi­lisation intense dans laquelle la pluridisciplinarité que l’université est supposée adorer aujourd’hui (sans la pratiquer) se met vraiment en marche avec le complexe militaro-­industriel américain. Pluridisciplinarité qui s’appelle plus précisément « cybernétique » et qui prolonge le mouvement venant de l’ère victorienne et de l’industrialisation.

Là, on se trouve dans des environnements un peu Steampunk[6]. Je pense notamment à la machine analytique que Charles Babbage[7] essayait de programmer au XVIIIe siècle. Babbage travaillait avec Ada Byron Lovelace[8], la première programmeuse de l’Histoire. Celle-ci considéra le code de manière poétique, rapprochant les motifs floraux que créait le métier de Jacquard[9] des motifs algébriques. Mais il ne faut pas pour autant oublier que, ce qu’ils essayaient de traiter avec leur proto-ordinateur analogique, c’était bel et bien la gestion du travail, qu’ils étaient en fait en train d’inventer le labour management informatisé. Et même si les Britanniques à l’époque n’en ont pas du tout compris l’importance, il me semble qu’il faut prendre en compte ce contexte, où technologie intellectuelle et contrôle du travail se trouvent liés dès le départ, ainsi qu’une autre date : 1900, quand Louis Bachelier[10], mathématicien français, va poser la définition des processus stochastiques – ou processus aléatoires – qui sont en train de « régler » le monde depuis les années 1990 et qui font partie intégrante de cette « crise » dont Corinne Diserens a dit un mot ce matin. Tout cela pour finir par dire qu’il faudrait peut-être articuler deux attitudes dans l’enseignement. Aller vers l’intérieur de la machine qui nous est toujours présentée comme une boîte lisse, designée à perfection, etc., pour aller à l’encontre de ce rapport commercial à un produit de luxe (promu notamment par Apple) et pour devenir l’usager des opérations numériques et cesser d’être l’utilisateur des interfaces graphiques. Apprendre à casser, à refaire les ordinateurs, à en faire des compagnons ou des partenaires. Aller donc vers, mais, en même temps, s’éloigner de la machine, ouvrir son contexte pour faire l’histoire de nos technologies intellectuelles de la manière la plus large possible. Une transition n’est jamais que numérique, n’est jamais que technologique. La technologie elle-même n’est pas tant technologique que politique, idéologique, etc. Les machines intellectuelles d’aujourd’hui ne sont par exemple ni écologiques, ni féministes, ni minoritaires… Ce n’est pas un hasard. Pour penser et pour fabriquer dans le monde techno-logique, il ne suffit pas d’utiliser Arduino ou de lire des livres sur les arts numériques – appellation d’ailleurs très problématique si elle n’est dépourvue de sens. Il faudrait plutôt saisir les opérations du numérique, regarder l’analogique du point de vue du numérique et vice versa, il faudrait peut-être aussi préférer le terme « digital » au terme « numérique » afin de prendre en compte nos doigts et ce que nos mains sont en train de penser/faire sur les surfaces d’inscri­ption et d’effacement contemporaines. Et il faudrait aussi, si je peux me permettre, lire des auteurs comme Donna Haraway, Simondon ou Maurizio Lazzarato, lequel a écrit un livre l’année dernière, Marcel Duchamp et le refus du travail[11], ou comme Bojana Kunst[12] qui vient de publier un livre intitulé Artist at Work[13], qui parle de la complicité de l’artiste avec le capitalisme. Décortiquer les technologies qui nous accompagnent dans tout ce qu’on fait aujourd’hui est un jeu infini qu’on doit jouer, pour les placer dans le contexte historique qui est le leur (celui du capi­talisme, de l’industrialisation, de la Silicon Valley, de Wall Street, etc.) et pour en rire.

Bernhard Rüdiger
Avant de passer aux questions, une précision sur mon introduction à notre forum et mon usage de la notion de création. Je ne parlais pas d’un rapport théologique, mais téléologique, ce qui est quand même un peu différent : ce n’est pas la question de Dieu, mais d’un champ autre. La question de la création telle qu’on essaie de la défendre dans les écoles des Beaux-Arts, je crois, est celle de l’art, c’est-à-dire d’une remise en question fondamentale, d’un déplacement substantiel : la création comme déplacement, certainement pas comme créa­tivité. Je tiens à lever ce malentendu.

Madeleine Aktypi
Non, non, ce n’est pas un malentendu ! J’ai parlé de mauvaise lecture parce que c’était du mot à mot et que je ne voulais pas interdire le mot. C’est juste que lorsqu’on le rapproche du numérique, cela devient beaucoup plus coloré par tout ce qui n’est pas téléologique.

Une personne dans l’auditoire
Je trouve cette mauvaise lecture intéressante, mais je me demande si on ne peut pas aussi subvertir les termes de l’énoncé. Il y a notamment une chose qui m’a frappé, c’est qu’effectivement lorsqu’on parle de nouvelles technologies, on se situe toujours dans la transition, alors qu’en réalité, il existe un mot qui peut avoir une connotation intéressante dans une école d’art, une connotation politique : la transformation. Et cela n’a rien à voir. Et de ce fait, j’avais presque envie de dire : qu’en serait-il de cet énoncé si on substituait le mot « transition » par le mot « transformation » ?

Madeleine Aktypi
Disons que s’il était écrit dans ce titre : « transformation numérique dans le champ de la création », cela me ferait très peur ! Mais si ce titre était : « quelles sont les transformations en cours, induites par les technologies récentes, contemporaines, dominantes, et comment peut-on faire avec et contre elles ? », cela deviendrait déjà plus inté­ressant. À mon sens, cela pourrait aussi être juste le mot « transformations », au pluriel. On aurait à parler notamment de cela parce que c’est ce qui transforme également nos marges de transformation aujourd’hui, me semble-t-il.

Guillaume Stagnaro
Pour revenir à la pédagogie, lorsque l’on parle de transition, c’est aussi parce qu’historiquement, il y a eu une transition à un certain moment : il ne faut pas oublier que les jeunes qui rentrent maintenant dans les écoles d’art n’ont pas vécu cette transition de l’Internet, mais sont nés avec Internet. C’est aussi une chose qu’il faut prendre en compte dans la pratique de la pédagogie. Je fais partie de la génération qui a grandi avec les ordinateurs et je ne me suis jamais posé la question de leur utilisation, alors que les artistes qui se sont mis à l’informatique sur le tard, va-t-on dire, ont dû batailler pour assumer ce fait. Paradoxalement, la génération qui arrive maintenant aux Beaux-Arts, est une génération qui est moins débrouillarde avec les nouvelles technologies, parce qu’elle est née directe­ment avec l’existence d’Internet et à une époque où les nouvelles technologies sont devenues « grand public ». Dans ma génération, il fallait mettre la main derrière le moteur pour pouvoir utiliser cette technologie. Il faut aussi enseigner à désapprendre ce qu’ils ont mal appris, parce qu’ils sont face à des outils qui sont des outils commerciaux ; on fait tout pour que l’on n’aille plus derrière la machine. Il est donc très important de leur apprendre à casser les machines.

Jean-Paul Ponthot [directeur de l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence]
Juste une petite précision par rapport à ce que disait Guillaume Stagnaro, qui me paraît importante. Quand on dit effectivement : « il n’est pas question d’art numérique, mais de création », l’ère du numérique pose une question fondamentale, en tout cas en école d’art, qui a été immédiatement mise à l’épreuve chez nous ; c’est évidemment la question épistémologique. On ne peut pas aborder un champ nouveau tel que celui-là sans se poser réellement la question suivante : que signifie être contemporain des données qui sont derrière ces mots ? Et de quelle manière peut-on justement démonter à la fois les machines et les discours qui fabriquent les machines ? Il faut savoir qu’avant que cette école prenne une telle orientation, il y a d’abord eu un acte fondateur qui ne reposait pas sur les pratiques artistiques, mais sur une réflexion de type épistémologique. Le colloque d’été de 1992 s’appelait Art et Cognition. C’est un héritage un peu curieux, quand on y pense maintenant, une sorte de filiation intellectuelle liée à la question de la cybernétique. C’était assez étonnant à cette époque-là. Quand la question des pratiques numériques est arrivée à l’école, il y avait un solide encadrement théorique qui existe toujours et cette histoire continue sur la même lancée.

Armand Behar [enseignant à l’École nationale supérieure de création industrielle – Les Ateliers, Paris, responsable de la plateforme de recherche et d’expérimentation phénOrama]
J’ai monté à l’Ensci une plateforme de recherche et d’expérimentation sur les questions « art et industries », où l’on accueille des artistes-chercheurs qui viennent travailler avec nous pendant un an et qui mènent leurs recherches à la fois sur les aspects théoriques et sur des aspects pratiques, en collaboration avec les étudiants de l’Ensci. La question du numérique revient souvent à propos de la relation particulière qu’il peut y avoir entre un artiste et le monde industriel, au sens des outils industriels utilisés par les artistes pour fabriquer leurs œuvres. On aborde souvent le numérique sous l’angle des médias, alors qu’un domaine important est celui de la fabrication et de l’utilisation des outils : découpe laser, imprimante 3D et tout ce qui existe désormais et qui a énormément changé la manière de fabriquer les œuvres et la façon de travailler des artistes. Beaucoup d’artistes travaillent aujourd’hui dans une logique que l’on pourrait dire proche du design. Ils ont intégré une culture de projet qui leur permet de travailler avec des équipes de techniciens ou en tout cas avec des artisans qui sont très proches de l’industrie. Aussi déplacerais-je cette question du numérique, plutôt dans le champ de la technique et de l’industrie.

Dans les écoles, on est confronté à un débat autour de la technique et à son retour en force à travers le numérique. Il faut en effet s’interroger de nouveau sur la question de la place de la technique dans le projet artistique dans un premier temps, et peut-être finalement convoquer de nouveau d’autres disciplines que peuvent être la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, qui ont abordé cette question de la technique et de sa place dans le rapport à la création. Je ne considérerais donc pas le numérique isolément, comme un médium, mais plutôt du côté du champ de l’art, comme quelque chose qui participe aujourd’hui de la pensée du projet. Mais à quel endroit se situe-t-il ? Est-ce un outil qui permet de penser le projet ou permet-il de le fabriquer, de le distribuer, de le diffuser ? Si l’on se pose la question du rapport du numérique à la société en y mettant une couleur un peu idéologique, comme vous l’avez fait et avez eu raison de le faire, il faut l’ouvrir complètement, c’est-à-dire qu’il faut vraiment faire rentrer dans les écoles toute la pensée de la technique et revenir à Gilbert Simondon[14], à Martin Heidegger[15], à Jacques Ellul[16] et à tous ceux qui ont pu discuter de ces questions-là.

Bernhard Rüdiger
Il faut élargir cette réflexion aux techniques qui, dans une longue tradition et une longue filiation de la pensée, se sont produites au sein même des écoles d’art.

Christian Gaussen [directeur artistique et pédagogique de l’École supérieure des beaux-arts Montpellier Méditerranée Métropole]
J’ai beaucoup apprécié vos deux interventions dans la mesure où j’appartiens à la génération 0.0 du numérique. Ce n’est pas que cela me trouble, car j’ai favorisé cette émergence en école d’art en n’y comprenant rien ! Et je suis heureux aujourd’hui de voir que vous faites la différence entre les usagers et les utili­sateurs et que vous invitez finalement les jeunes géné­rations qui sont nées avec ce monstre qu’est l’ordinateur à le démonter ! Cela me rappelle un texte de l’écrivain américain Matthew B. Crawford, qui théorise la question dans Éloge du carburateur[17] et montre bien comment, à un moment donné, il y a un abandon des techniques et de leur enseignement, au premier chef dans les lieux mêmes de la technique, au profit des outils numériques. Cela ne veut pas dire que les uns rendent les autres obsolescents, mais c’est finalement le comportement de démontage, de bricolage, qui est abandonné.

Guillaume Stagnaro
Je vais aller dans votre sens puisque vous allez dans le mien ! Je vais de ce fait ajouter la question suivante : quel type d’enseignant doit enseigner ces choses-là dans les écoles ? Il faut que ces enseignants soient des artistes, il ne faut pas que ces enseignants soient des techniciens. C’est quelque chose qui a peut-être un peu évolué dans notre propre école puisqu’au départ, dans les années 1990, lorsqu’est né ce nouveau projet, ces ateliers où l’on pratiquait l’électronique et la programmation étaient dirigés par un artiste, qui n’avait pas vraiment de capacités techniques en programmation. Il s’entourait de techniciens ou d’ingénieurs. Mais on observe une transition dans les années 2000, puisque ce sont désormais des artistes qui sont eux-mêmes des techniciens, qui sont capables de programmer et qui donc ont la capacité d’enseigner à la fois la technique et l’acte artistique. Je pense qu’il ne faut pas laisser l’enseignement technique de ces matières-là à des techniciens. Je n’ai rien contre les techniciens puisque j’en suis un également, mais la pensée artistique est tout de même primordiale en la matière.

Bernhard Rüdiger
D’une certaine manière, cela vaut aussi pour tout pôle Volume d’une école des beaux-arts. C’est-à-dire que si l’on travaille le bois comme quelqu’un construit une armoire, on ne va sortir des ateliers que des armoires. Il me semble donc que la question de la technique en école d’art se pose à une échelle plus large, à l’échelle de toutes les techniques.

Guillaume Stagnaro
Cette question de la technique est assez intéressante en ce moment dans les écoles d’art. À l’école d’Aix, par exemple, on s’est fait paradoxalement taper sur les doigts parce que soi-disant on n’aurait pas assez de techniciens dans notre école – le directeur confirme – 
alors que l’Esaaix a une image ultra technique. Simplement, la plupart de nos assistants ne sont pas des techniciens mais des artistes. Et c’est important.

Dominique Pasqualini
Il y a eu une transition nette. Ce qu’il est important de dire est qu’il y a, au sein des écoles d’art, et qui est portée par l’art dans sa manifestation contemporaine, une résistance très nette, basée sur une chose qui peut se justifier par ce qu’a été une certaine transformation de la technique au cœur de notre épouvantable XXe siècle. Cette résistance s’exprime de manière très simple : il n’y a pas de progrès en art, donc le progrès technologique ne peut pas avoir – on en revient au même terme – une détermination téléologique sur l’art. Mais la question aussi simplement posée d’un art non téléologique est devenue, de mon point de vue, complètement obsolète avec notre inexorable immersion « numérique » (après tant d’autres désignations : « digital », « cyberculture »), parce que rien ne lui échappe, pas même l’art, qu’il soit « technologique » ou pas. Et parce que le fond technique de l’art en ré-émerge. Mais on ne doit pas oublier le fait que les écoles d’art, françaises notamment, qui ont tiré le plus radicalement les conséquences de l’art moderne et notamment de Duchamp, avaient été complètement vidées de toutes spécificités techniques et qu’en conséquence, tous les ateliers techniques y avaient été disqualifiés avant même de disparaître. Et symptomatiquement, le numérique s’est introduit dans ce contexte, par les caves et les greniers, où ont commencé à s’installer les premiers PC, les premiers ordinateurs, avec des techniciens qui, à l’époque, n’étaient pas des artistes. Tout à coup, il s’agissait effectivement de ce champ technologique avec lequel il fallait se coltiner, pour justement ne pas rester de simples utilisateurs de logiciels. Pendant que les écoles d’art, à la fin des années 1980 et les années 1990, devenaient d’efficaces lieux de reproduction pour l’art contemporain, la technique, devenue technologique, reposait la question de l’enjeu téléologique. Mais surtout, ce qui était modifié radicalement, dont nous sommes souvent les témoins aveugles et sourds, c’est le rapport même au sujet (ce que désigne les dites « techniques de communication »), le rapport à l’objet (ce que désigne le « virtuel ») et bien sûr le rapport à la mémoire (ce qui se nomme « technique de l’information »). Par là, tout notre rapport au monde (et pour nous autant l’école que l’art) en est absolument bouleversé.

Notes :

[2] Kenneth Goldsmith, poète américain.

[3] Goldsmith, Kenneth, Uncreative Writing, Managing Language in the Digital Age, New York (États-Unis), Columbia University Press, 2011, 192 p.

[4] Herbert Marshall McLuhan (1911-1980), professeur canadien de littérature anglaise et théoricien de la communication.

[5] Timothy John Berners-Lee, inventeur du World Wide Web (WWW).

[6] Genre littéraire de science-fiction, parfois traduit par « rétro-futurisme », dont l’intitulé a été proposé par l’auteur américain de science-fiction Kevin Wayne Jeter, en référence au cyberpunk (autre genre de science-fiction).

[7] Charles Babbage (1791-1871), mathématicien et inventeur britannique.

[8] Augusta Ada Byron King, comtesse de Lovelace (1815-1852), mathématicienne britannique, auteur du premier programme informatique pour la machine analytique de Charles Babbage.

[9] Joseph-Marie Jacquard (1752-1834), mécanicien français, inventeur du métier à tisser semi-automatique suivant un programme inscrit sur des cartes perforées.

[10] Louis Jean-Baptiste Alphonse Bachelier (1870-1946), mathématicien français.

[11] Maurozio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Éditions Les Prairies Ordinaires, 2014, 96 p.

[12] Philosophe slovène, professeur à l’Institute for Applied Theatre Science à l’Université Justus-Liebig à Giessen (Allemagne).

[13] Bojana Kunst, Artist at Work, Proximity of Art and Capitalism, Alresford (Royaume-Uni), Zero Books c/o John Hunt Publishing Ltd., 2015, 241 p.

[14] (1924-1989), philosophe français

[15] (1889-1976), philosophe allemand

[16] (1912-1994), historien du droit, sociologue et théologien français

[17] Crawford, Matthew B., Éloge du carburateur, Paris, Éditions La Découverte, 2010, 252 p. [Shop Class as Soul Craft, An Inquiry into The Value of Work, New York (États-Unis), The Penguin Press, 2009].

source : demainlecoledart.fr