8 Les pratiques pédagogiques du numérique au risque du monopole technologique

Jean-Michel Géridan
Cette séquence traitera de certains monopoles technologiques et des réponses que nous avons trouvées dans nos enseignements. Nous avions fini hier soir avec l’intervention de Jean-Noël Lafargue traitant justement des logiques participatives, de l’open source et de la question de la transmission du code. Il me revenait une phrase de John Maeda concernant les logiciels auteurs qu’on achète : tout ce que l’on paie, ce n’est que l’interface graphique, les fonctions sont inhérentes aux machines, et on pourrait finalement tous les écrire. Si, bien évidemment, l’objet de nos parcours de formation n’est pas d’intégrer la culture geek ou nerd, il s’agit d’appréhender l’ordinateur et le code le régissant moins comme des outils que comme un matériau pour la création. Nous allons en discuter avec Loïc Horellou, designer interactif et professeur à la Haute école des arts du Rhin et à l’École supérieure d’art et de communication de Cambrai, et Stéphanie Vilayphiou, artiste et designer, membre d’Open Source Publishing et professeur à l’erg (école de recherche graphique/école supérieure des arts) à Bruxelles.

Loïc Horellou
On nous a demandé en introduction à ce forum de traiter des pratiques numériques et du risque de monopole sous la forme de deux questions. Les étudiants doivent-ils maîtriser l’open source ? Quelles recommandations sur le libre et les logiciels mainstream qui détiennent les monopoles ?

Si on parle de mainstream et de monopole en école d’art d’un point de vue logiciel, on pense forcément à Adobe, l’éditeur qui est au centre de ces questions. Il a un monopole de fait dans les métiers de la création visuelle. Aussi, il y a eu ces derniers temps un changement dû à leurs offres dites de Creative Cloud qui ont été lancées en 2013. L’offre précédente était basée sur différents métiers du secteur, les pratiques liées à l’impression avec la Creative Suite Standard, les pratiques du Web, les pratiques de la vidéo et du motion design, et une offre pour l’ensemble des logiciels pour ceux qui avaient des pratiques très larges. Jusqu’à l’arrivée du Creative Cloud, on pouvait se permettre de sauter des versions : passer de la CS3 à la CS5, ce qui permettait une économie substantielle. Avec le passage au Cloud, la Haute école des arts du Rhin a rencontré un problème budgétaire, puisque nous avions environ 15 000 euros de budget annuel pour l’achat de logiciels pour 70 postes, et sur ces 15 000 euros, 10 000 euros étaient réservés à l’achat de licences Adobe, ce qui laissait 5 000 euros pour les autres éditeurs. Une fois passé au Creative Cloud, il n’y avait plus possibilité de sauter de version, nous sommes donc passés à près de 30000 euros de licences Adobe, ce qui représente une augmentation significative de 200 % du jour au lendemain, mais également le devoir de mettre à jour l’ensemble des postes tous les ans et un transfert de ligne budgétaire passant de l’investissement au fonctionnement.

Si les applications Adobe avaient eu des évolutions techniques et fonctionnelles conséquentes, on aurait pu comprendre la hausse, mais il n’en était rien. Ajoutons à cela que les applications Adobe font de plus en plus penser à l’évolution de la suite bureautique Microsoft Office. Je m’explique. Adobe Creative Cloud est une suite de logiciels qui contient trop d’outils dont les usages se recouvrent, ce qui n’aide pas à faire de bons choix. Une des anciennes versions, la Master Collection, contenait à l’époque quatorze outils ; j’étais un utilisateur plutôt avancé, et j’en utilisais huit sur les quatorze. Sur la Creative Cloud, on est passé à vingt-neuf outils et j’en utilise toujours huit. Et une partie importante des usages réguliers de la Creative Cloud reste sur des pratiques d’éditions, de création d’images fixes et de motion design.

Beaucoup d’artistes et de designers utilisent toujours ces outils, mais ceux-ci ne couvrent qu’une partie du spectre des applications qu’on utilise en école d’art ou dans nos pratiques quotidiennes. Les gens qui font du web, qui créent de l’application vidéo ou 3D, du design sonore ou graphique, ont besoin de beaucoup d’autres outils libres, payants, propriétaires.

La prédominance d’Adobe devient donc problématique et son évolution tarifaire permet difficilement de tester et d’acheter d’autres outils, demandant eux aussi des efforts conséquents d’usage et de formation. Considérant les aspects techniques et logistiques, cela supposera de maintenir un parc d’application hétérogène, et sur le plan administratif et financier, cela demandera des relations, une gestion des achats avec différents fournisseurs qui s’avère être très complexe.

Il y a aussi une question fondamentale s’agissant des logiciels en situation de non-monopole, c’est l’exposition à la rupture technologique. Lorsque je suis arrivé en école d’art, dans le monde de l’édition imprimée, tout le monde utilisait Xpress. Il y a eu une bascule en 2001, quand InDesign a supplanté ce produit. Durant la même période, le CD-Rom a progressivement disparu avec son logiciel phare qui s’appelait Director et a été remplacé par Flash, arrivé au moment de l’éclosion de l’ADSL vers 2001-2002. Mais Flash a lui-même décliné au moment où Steve Jobs a annoncé qu’il n’y aurait pas de Flash sur les tablettes iPad. À côté de cela, on observe qu’il existe des langages de programmation, si je prends le cas de l’html, qui ont continué d’exister sans trop de remise en question et qui restent stables dans leurs usages.

Cela pose donc de nombreuses questions par rapport à la façon dont on enseigne. Il faut transmettre dans le cadre de la formation initiale un savoir pratique qui va être essentiel pour une certaine inscription dans le marché du travail dans un certain type de pratiques artistiques. Aussi, sur le moyen long terme, il vaut mieux penser à des principes qui sont indépendants des logiciels enseignés, parce que si les étudiants sont formés sur des techniques trop précises, au moment de la rupture, et elle arrivera, ils seront perdus.

De mon point de vue, sur le plan des savoirs fondamentaux liés aux pratiques numériques, le code est plus pérenne, plus proche du matériau réel qu’on manipule avec un ordinateur, puisque pratiquer le numérique, ce n’est pas pratiquer de la souris et une interface graphique. Quand on manipule le code, on se rapproche plus facilement de pratiques liées aux expérimentations picturales de László Moholy-Nagy avec ses Telephone Pictures que de l’utilisation de Photoshop. Travailler avec du code ou du langage, c’est être capable d’exprimer sous la forme d’une suite logique d’actions ce qu’on souhaite réaliser. Le problème des langages, c’est qu’il en existe aussi beaucoup. Depuis leur apparition dans les années 1950, j’en ai fait une sélection, il y en a des dizaines. On peut se demander alors lesquels isoler comme fondamentaux. À mon sens, il y en a quatre qui sont vraiment intéressants et qui idéalement devraient être abordés dès la première année – certaines écoles le font déjà – quatre langages que l’on peut peut-être compléter par deux outils additionnels : Processing, outil créé à la suite des cours de John Maeda au MIT, qui permet vraiment d’aborder les principes de création algorithmique de l’image, avec une analogie aux carnets de croquis, et l’html, CSS et Javascript qui sont plutôt adaptés pour la gestion du contenu textes images et d’interface. Ce sont des langages qui commencent à se diffuser dans tous les outils de création numérique actuellement. Ils posent des soucis d’enseignement, parce qu’il faut les mettre en relation les uns aux autres et il faut trouver les outils et les méthodes adaptés. On pourrait ajouter Pure Data ou Max/MSP qui ont d’autres formes de pratiques de la programmation, plus visuelles, avec des interfaces de type nodal, où l’on voit les données circuler en temps réel. Il faudrait aussi ajouter à cet ensemble d’outils la pratique d’une plate-forme comme Arduino, qui permet de sortir de l’ordinateur, du clavier, de l’écran et d’aborder des initiations à l’électronique, aux capteurs. La plupart de ces outils-langages sont issus de laboratoires de recherche, voire d’écoles. Il y a vraiment une place et on est tout à fait légitimes dans la manière d’aborder ces pratiques.

Pratiquer le code n’empêche pas du tout de réaliser des projets de design graphique sous forme imprimée par exemple. Prenons le projet d’une ancienne étudiante, Léna Robin, diplômée l’an dernier à la Hear. Elle a travaillé sur la rumeur Internet sous forme Web, mais aussi sous forme éditoriale d’archives papier. Toute la partie éditoriale imprimée est faite sans outils de la suite logicielle Adobe et sans outils nécessitant une interface graphique. C’est un livre qui a été programmé. Le problème de la program­mation des pratiques numériques est qu’elle concerne un nombre restreint d’acteurs pointus dans les écoles et qui sont tous très fortement spécialisés. Il faut trouver des endroits d’échange et de dialogue dans les écoles d’art et sûrement entre les écoles pour que les étudiants puissent trouver des référents et échanger sur des pratiques qu’ils découvrent eux-mêmes. À la Haute école des arts du Rhin, nous voulons monter un Club informatique transversal qui réunit tous les étudiants, toutes options et toutes années confondues. Nous essayons d’archiver à travers des wikis. Je sais que beaucoup d’enseignants autour du numérique mettent en place de telles plates-formes. À Cambrai, nous avons fait travailler les étudiants sur la question du libre et de l’open source en leur demandant notamment de réaliser des affiches et des documentations avec des outils libres. Le projet a échoué à cause de grosses difficultés de connexion Internet, l’archive du projet à donc été faite sous forme papier ! 

Jean-Michel Géridan
Un autre projet de la Haute école des arts du Rhin est celui de Yannick Mathey qui s’appelle Prototypo, un outil libre qui permet une aide au dessin de caractères. Il est diffusé, c’est un excellent projet réalisé dans le cadre d’un DNSEP et nous avons eu la très désagréable surprise dans la communauté des utilisateurs de voir qu’une partie de son code avait été copiée et allait se retrouver dans un nouvel outil Adobe. Quand on cherche un peu, on se rend compte que le développeur de ce logiciel Adobe a suivi le projet Prototypo sur des plates-formes de partage de code. Ceci est dommageable parce que nos écoles sont des lieux de création, mais aussi d’inventions du point de vue de l’ingénierie. On ne valorise pas assez cela et on retrouve nos inventions dans l’industrie, nos étudiants se faisant piller.

Stéphanie Vilayphiou
Je fais partie d’Open Source Publishing, une association de designers graphiques qui n’utilisent que des logiciels libres de source, et j’enseigne à l’erg depuis trois ans.

Jean-Michel Géridan
Comment s’inspirer du modèle du logiciel libre pour enseigner dans une école d’art et de design ?

Stéphanie Vilayphiou
En préambule, je souhaiterais parler de Relearn, une école d’été d’une semaine organisée par OSP en 2013, puis par d’autres personnes les années suivantes. Le principe était de constituer un modèle, une recette, que d’autres pourraient se réapproprier. Quelles autres situations d’apprentissages pouvions-nous éprouver face au modèle vertical du professeur face à ses étudiants dans l’espace d’une salle de classe ? Les participants étaient mélangés, enseignants, étudiants, praticiens et théoriciens, et, chacun à son tour, prenaient le rôle d’enseignant et d’étudiant. C’était sur un principe d’échange plutôt que de transmission à sens unique. Nous nous sommes inspirés de Jacotot qui enseignait le français dans une classe flamande sans connaître un mot de flamand, avec un objet transi­tionnel qui était le livre. Dans le cadre de notre école d’été, c’est le logiciel libre que nous avions choisi comme objet transitionnel. Je vous en donne ma définition. C’est une recette qui s’utilise, s’étudie, s’observe, s’analyse, se modifie, se partage une fois modifié, c’est un logiciel dont on cite toujours les auteurs et qu’on ne referme pas ensuite.

Pourquoi donc s’inspirer du logiciel libre me direz-vous ? Parce qu’il implique un écosystème, une diversité d’outils qui est immense. Les étudiants me disent souvent qu’ils veulent d’abord voir tout ce qui existe, mais je leur réponds que c’est impossible. Ce sont aussi des logiciels qui sont en développement constant par des développeurs qui pratiquent l’outil et qui façonnent l’outil par rapport à leurs propres besoins, mais aussi par rapport aux besoins des utilisateurs avec qui ils rentrent en discussion via des listes de discussion, des rencontres annuelles, des forums en ligne. Ce qui nous intéressait vraiment dans Relearn c’était d’avoir un modèle transversal, horizontal dans les rôles de chacun, mais aussi de voyager entre différents cursus. On avait mis en place aussi un partage de notes via des Etherpad qui sont des éditeurs de texte collaboratifs en temps réel et notamment la plate-forme Ethertoff qu’on a développée expressément pour Relearn.

Des projets de fonte sont issus de Relearn, comme Meta Hershey qui est une transcription de la fonte Hershey destinée à la gravure dans le système métafonte, et celui d’Antoine Gelgon, Autopia, qui vectorise une typographie par son squelette, en lui appliquant ensuite une plume calligraphique sur fond de forge. Il n’y a pas eu beaucoup de projets en soi, parce qu’il s’agissait de rechercher des situations d’apprentissage, peu importe que de vrais projets viables en ressortent. Nous avons eu de la chance qu’il y en ait, mais ce n’était pas le but. La première année, la semaine s’est finie par une importante réunion sur la question : comment appliquer les principes de Relearn dans un milieu institutionnel et dans la « réalité » de l’établissement ? Comment faire quand le projet s’étend sur trois ou cinq ans, quand les étudiants ne viennent pas à tous les cours, quand ils ne le choisissent pas vraiment, soit parce que c’est imposé, soit parce qu’ils n’ont pas vraiment compris le descriptif du cours ? Et aussi comment faire lorsque les étudiants attendent de l’école qu’elle les forme à être des professionnels dès l’obtention d’un diplôme ? Comment gérer les évaluations ? Dans Relearn, nous avions évacué la question de l’évaluation parce que nous n’avons pas trouvé de solution satisfaisante.

J’essaie dans mes cours, en Bac 1 et Bac 2 à l’erg, d’appliquer des principes que nous avons trouvés dans Relearn. Je propose à mes étudiants de choisir un outil que je ne connais pas forcément, un logiciel libre de préférence, mais s’ils argumentent bien pour proposer un outil propriétaire, si cela a du sens dans le projet, je ne les en empêche pas. Ce qui m’intéresse, c’est que soit choisi un outil à expérimenter, quelque chose que l’étudiant ne connaît pas, peut-être même un outil que je ne connais pas non plus. L’idée est que je sois une sorte d’aide dans leur recherche personnelle. L’idée est d’apprendre à apprendre, de toujours apprendre de nouveaux outils et de ne pas s’arrêter à la suite Adobe qu’on apprend en deux ou trois ans.

La question du code intervient dans mon cours selon les envies des étudiants, ce n’est pas une obligation. J’ai remarqué que d’imposer l’apprentissage du code à des gens qui ne l’avaient pas choisi était assez violent et ne fonctionnait pas, alors que des choses très complexes mais qui les intéressent ne leur font pas peur. Je pars vraiment du principe que cela doit venir d’eux, ce qui n’est pas simple en année propédeutique parce qu’ils sont trop habitués à un système d’exercices et de modes d’emploi.

Les critères d’évaluation ne portent donc pas sur le projet final, mais surtout sur la documentation du processus. Même si le projet final « échoue », ce n’est pas grave tant qu’on comprend la démarche, qu’on comprend tous les tests expliquant que cela a échoué. On rassemble les contenus de cours et les projets sur un wiki (ustensile.be). Je n’impose pas ce format pour documenter, mais il doit au moins y avoir un lien Internet ou un PDF où tout est rassemblé.

Je vais donner quelques exemples de projets d’étudiants. Nelson Henry a expérimenté les données brutes, le Databending. Il prend des images qu’il enregistre en format Raw et qu’il réimporte dans Audacity, un logiciel de traitement de son que je n’utilise pas. Il applique ensuite des filtres audio sur des images, d’abord sur des caractères typographiques, chaque caractère ayant un filtre audio. C’est un projet très pédagogique. L’année dernière un étudiant est  venu avec le logiciel Ibniz dont je n’avais jamais entendu parler. Ce n’est pas uniquement un logiciel gratuit, mais surtout un logiciel libre (libre ne voulant pas dire gratuit). Il se code avec des codes très cryptiques. Il permet de modifier le flux de couleur et de son qu’il y a derrière. La documentation de son projet a été faite au sein même du logiciel. Il continue cette année à travailler sur ce logiciel et j’essaie de l’aiguiller dans sa recherche.

Il y a depuis l’an dernier à l’erg un cours en Bac 1 qui s’appelle « Cultures numériques », un cours collectif rassemblant entre huit et dix enseignants. C’est un cours obligatoire pour tous les étudiants parce que lors d’une réunion avec le pôle média, nous avons réalisé qu’il était indispensable d’avoir un cours comme celui-ci et qu’il fallait commencer dès le Bac 1. On le fait à plusieurs parce qu’il n’y a pas une vision unique de la culture numérique, il y a des points de vue très différents. Le cours mêle la théorie et la pratique, car sans pratiquer on ne peut pas vraiment comprendre ces enjeux. 80 column est un site qui recense des sites d’enseignants dans un logiciel libre et open source. C’est un Etherpad dans lequel chacun peut ajouter son site. Si vous avez un site de ressources pédagogiques pour votre cours, je vous invite à compléter la page.

Pour finir, OSP est un réseau pensé pour donner du poids à notre voix. Nous voulions montrer que nous n’étions pas isolés, qu’il existe une communauté concrète d’enseignants qui parlent de ces logiciels dans leurs cours, ainsi que des professionnels, designers, artistes, du champ de l’art contemporain en particulier.

David-Olivier Lartigaud [enseignant à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon et à l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne]
Je voulais revenir sur le cas de Prototypo qui est en effet intéressant dans le cadre des écoles. Est-ce qu’il y a des choses qui sont posées juridiquement ? Est-ce qu’on considère qu’un projet, parce qu’il a été créé en école d’art ou réalisé dans le cadre du DNSEP par exemple, est un Creative Commons ?

Loïc Horellou
Je pense que culturellement il y a quelque chose à porter sur le libre sur le plan européen. Si on prend des outils comme Linux qui ont été mis en place, ce sont des choses qui viennent de l’Europe. Je pense qu’il faut qu’on porte ces questions-là et qu’on les revendique beaucoup plus. On a le droit de créer des outils dans les écoles d’art, mais après il y a peut-être un accompagnement auquel il faut réfléchir.

Jérôme Saint-Loubert Bié [designer et enseignant à la Haute école des arts du Rhin]
Il me semble, hélas, que ce n’est pas propre au numérique. Tout étudiant dans une école d’art va produire des choses dans le cadre de son diplôme qu’il va poursuivre après, l’exposer dans une galerie ou l’éditer, le publier, le vendre, alors que cela a été maturé à l’école. C’est là aussi la logique des écoles, ce qui n’empêchera pas un autre artiste plus connu de reprendre ledit projet, cela s’est déjà vu. À cet endroit, il me semble qu’il n’y a rien de spécifique au numérique et aux outils informatiques.

Jean-Michel Géridan
Des débats que nous avons eus, je remarque des constats extrêmement positifs sur ce qui se passe en école d’art. Mais alors pourquoi cette confidentialité, même dans la communauté des écoles ? Nous n’avons pas vraiment d’outil, le seul qu’on puisse avoir est la communication. Mais aussi, quel type de communication pour ce type de production ?

Annie Chevrefils-Desbiolles [inspectrice de la création artistique, Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture et de la Communication]
Je ne pense pas que cela soit un problème de communication. Les questions sont d’un autre ordre. Comment fabriquer un outil ? Est-ce un méta-outil, en tout cas un outil des outils ? Je pense que la question est quand même différente entre une œuvre et sa diffusion et une œuvre-outil telle qu’un logiciel créé à l’école de façon collective. La question juridique est importante. Les licences communes, c’est l’état d’esprit lui-même. C’est quelque chose qui est au cœur de nos préoccupations au ministère : mettre en place une plate-forme d’outils pour mieux diffuser et faire connaître ce qui se fait ou peut se faire et l’encadrer juridiquement pour éviter des appropriations qui seraient commerciales et qui contrediraient l’esprit des licences libres ou en tout cas communes.

Les rencontres de Lure rendent compte chaque année des travaux, de l’écosystème des écoles et des étudiants. Je pense qu’il y a aussi un certain nombre d’acteurs qui travaillent sur ces mêmes problématiques, à d’autres endroits, et qui gagneraient à être rattachés à ce réseau. On voit qu’il y a un réel écart entre ce qui se fait et ce que je viens d’entendre ou ce que je viens d’apprendre. Quand j’entends que professeurs et étudiants peuvent échanger leur rôle dans le cadre d’un travail, j’aimerais savoir s’il y a eu des résistances ou comment cela a pu se faire. Je suis très curieuse de ce qui peut être exploré et des outils qui en ressortent.

Stéphanie Vilayphiou
Concernant l’horizontalité, il y a une résistance assez forte de la part des étudiants en année propédeutique, car ils sont conditionnés par des années de formation dès le plus jeune âge. Dans Relearn, cela fonctionnait vraiment bien parce que les gens avaient compris et venaient en connaissance de cause, donc c’est un peu un cas particulier. Mais dans l’histoire de la pédagogie artistique, il me semble avoir vu au Black Mountain College où les ateliers sont un peu plus transversaux, que les enseignants et les étudiants étaient placés au même niveau. C’est quelque chose que l’on peut réanimer. Je relisais le manifeste et le projet de l’erg rédigés en 1973 ; il est très inspirant. On se demande aujourd’hui en 2015 où est bien passé ce manifeste, pourquoi nous ne retrouvons pas une telle dynamique dans une école d’art qui s’est énormément standardisée. Les diplômes notamment ont entraîné une standardisation de l’enseignement.

Estelle Pagès [directrice des études de la Haute école des arts du Rhin]
Vous parlez de toutes vos expériences pédagogiques autour de l’enseignement du code et de la transmission et des nouveaux modes de transmission que génère le logiciel libre, mais au-delà et parallèlement la question qui se pose aujourd’hui est : comment les écoles d’art d’une manière générale doivent-elles se positionner face à des outils qui nous sont imposés et qui existent sur le marché du travail ? Un étudiant sortant est censé utiliser la suite Adobe, c’est souvent celle qui existe dans le champ professionnel, mais en même temps nous savons aussi très bien qu’on est à un tournant, parce que les modes économiques nous obligent à opérer un tournant. Si nous sommes confrontés à cette question de l’économie et à celle du diktat presque « idéologique » dans le sens où la suite Adobe est préformatée, comment faire aujourd’hui dans nos enseignement avec le libre d’une part, mais aussi ces outils qui deviennent presque des œuvres ? La limite me semble de plus en plus poreuse, en tout cas à ce stade presque expérimental.

Loïc Horellou
Il faut savoir qu’il y a des alternatives. Des acteurs privés sont en train de se positionner. Un éditeur qui s’appelle Affinity par exemple est en train de créer une suite liée à l’impression, il y a déjà une suite vectorielle et de retouche d’images du type Photoshop et bientôt une alternative à InDesign. Sur l’outil qui fait œuvre, pour moi c’est assez évident. Quand on voit des projets avec Processing, tout est formaté à partir de ce qu’ont pensé les développeurs initiaux. Il y a tellement de gens qui travaillent sur ces outils, qui les améliorent et qui les font évoluer que cela se rediffuse aussi. Je pense qu’il est tout à fait légitime en école d’art de questionner la fabrication d’outils numériques, mais cela pose des questions de compétence et de la manière dont il faut s’y prendre.

Jérôme Saint-Loubert Bié
Ne pourrait-on pas imaginer, au lieu que chaque école paie individuellement des licences à InDesign, qu’une partie de nos investissements logiciels soit attribuée à un projet collaboratif entre écoles pour développer des outils notamment de mise en page ? Il s’agirait d’outils développés par les écoles, sachant que Xpress et InDesign reposent un peu sur les mêmes paradigmes et que ce qui compte finalement, c’est plus d’apprendre à s’adapter à de nouveaux outils que d’en maîtriser un. On sait qu’Adobe durera un temps et qu’ensuite il sera remplacé, ce n’est pas s’engager trop que de faire ce pronostic. Est-ce qu’il y aurait un moyen de fédérer les écoles pour que cette partie de leur budget, au lieu de payer des licences, serve à développer des outils communs ?

Loïc Horellou
Je voulais juste faire une correction. Je ne pense pas qu’InDesign n’ait pas de concurrence puisque XPress existe toujours. On pourrait très bien rappeler Quark et retourner chez eux. Le seul qui n’a vraiment pas d’équivalent, c’est After Effects en motion design.

Concernant les écoles d’art qui, ensemble, feraient leurs propres outils, la question des langages survole un peu cela. Si l’on suit les évolutions des langages autour du Web, il est question de normes futures qui permettraient d’imprimer des contenus depuis des pages Web. C’est en cours de discussion, il faut réunir tous les acteurs de ces métiers et de ces pratiques, cela prend du temps, parce qu’il y a beaucoup de monde : Adobe, Apple, certains acteurs du livre, Firefox. Seront mis en place de nouvelles normes, de nouveaux mots-clés qui vont intervenir dans le langage et permettre d’apporter certaines fonctionnalités. Il sera parfaitement envisageable de remplacer des outils de type InDesign ou Xpress par du langage Web. Après, est-ce qu’on construit une interface par-dessus pour le rendre plus facile à manipuler ? Cela peut être une évidence pour certaines personnes qui vont avoir à pratiquer ces choses-là.

Je pense néanmoins qu’il y a un travail de long terme à mener. J’évoquais le W3C où les normes sont gérées à plusieurs et où tous les outils libres sont discutés à plusieurs. Je pense que les écoles doivent rentrer dans ces discussions-là et interroger la manière dont ces interfaces vont évoluer. Nous pouvons travailler sur ces interfaces avec les étudiants, proposer des solutions, des améliorations. Tout se discute, mais nous avons encore effectivement besoin d’Adobe pour des cas très concrets à la sortie de l’école.

Stéphanie Vilayphiou
Pour cette raison, ne sont pas évacuées les suites Adobe de mon enseignement, parce que je sais très bien que c’est demandé. Je ne saisis pas pourquoi nous ne pourrions faire un double apprentissage d’outils. Si personne n’apprend aujourd’hui des logiciels alternatifs parmi les étudiants, cela ne changera jamais. Ce n’est pas quand on a une pratique professionnelle que l’on va changer, c’est très rare. C’est donc à l’école qu’il faut commencer à apprendre.

source : demainlecoledart.fr