3 Les écoles d’art aujourd’hui sont-elles (suffisamment) ouvertes au monde ?

Stéphane Sauzedde
La troisième séquence du forum observe le rapport des écoles à l’international. Sont-elles concernées par le reste du monde ? Comment travaillent-elles les questions macro-politiques ? Que font-elles des outils issus des études postcoloniales qu’elles ont largement contribué à diffuser dans le champ de l’art ? Le premier invité de cette séquence, Alain Reinaudo, consultant et ancien directeur adjoint de l’Institut français en charge des arts visuels et de l’architecture, a contribué pendant de nombreuses années à faire prendre conscience qu’il fallait que la culture française, les artistes, les arts plastiques s’ouvrent et participent au monde. Mais aujourd’hui, le moment des politiques volontaristes du ministère des Affaires étrangères des années 1980 est loin derrière nous, et si cette époque reste la matrice des actions institutionnelles, il semble plus que nécessaire de décrire précisément l’évolution des choses.

Alain Reinaudo
Je souhaiterais revenir sur des questions politiques liées à ce que l’on appelle la mondialisation de l’art, en redisant qu’il est intéressant de se pencher sur ce phénomène et les discours qui l’accompagnent, pour constater que, même si le phénomène semble de prime abord important, il paraît ne se référer à rien de plus qu’un mythe. Le terme de « mondialisation » est largement utilisé parmi les critiques d’art et les conservateurs, pour référer à des tendances récentes dans le domaine des pratiques artistiques. Mais dans les faits, l’action culturelle internationale de ces dernières années s’est plutôt appliquée à des logiques d’intégration, aux interdépendances réciproques ou à une conscience communément partagée, plutôt que de s’interroger de manière critique sur la polarisation sociale, les dépendances unilatérales et les relations asymétriques entre les unités sociales, telles que les centres, les semi-périphéries et les périphéries dans la théorie du système mondial. On s’est donc toujours concentré sur la question de la centralisation des choses. On s’est retrouvé face à une internationalisation qui semble contrecarrer plutôt que faciliter l’ouverture à un nouvel internationalisme culturel. On peut effectivement constater que l’on est vraiment ethno-centré et que c’est plutôt l’art occidental blanc qui a véritablement la capacité à occuper le champ de l’art. Et s’il y a bien une visibilité accrue de l’art non occidental, due au discours postcolonial de la déconstruction, mais aussi au boom de l’ethnologie et de la mode pour l’exotisme, si pour certains artistes donc, la capacité d’exposer dans le monde entier est réelle, le nombre d’artistes impliqués reste relativement insignifiant. Le centre du champ de l’art international reste ainsi confiné à deux régions du monde économiquement puissantes : les États-Unis et l’Union européenne.

Il faut aussi prendre en compte l’apport des immigrations des années cinquante-soixante un peu partout dans le monde et notamment ici, en France, pour la scène artistique d’aujourd’hui. Les artistes issus de ces immigrations ont une importance assez grande sur la scène française. On l’a vu à l’occasion du dernier Prix Marcel Duchamp, alors que certaines réactions penchaient clairement du côté de la xénophobie avec, par exemple, Marion Maréchal Le Pen parlant de la question des FRAC et disant que ceux-ci devaient être recentrés sur les artistes locaux et non plus sur des artistes étrangers qui n’avaient rien à faire ici !

Je crois que ce phénomène de mondialisation, que l’on nous présente comme étant quelque chose qui est plus idyllique qu’il ne l’est effectivement, n’a pas tellement changé les rapports entre le Nord-Ouest et le Sud et l’Est. Le champ de l’art reste confiné à une même sphère, avec un même type d’art qui devient de plus en plus formaté et unifié. Je crois que le rôle des écoles d’art, dans ce paysage-là, est justement de créer d’autres formes et d’autres manières de travailler en réseau. On parlait d’ouverture au monde, mais je crois qu’il y a l’ouverture à des mondes, des mondes un peu différents et surtout à des expériences nouvelles qui pourraient tout à fait fonctionner comme des sortes d’instituts mobiles : les écoles pourraient créer cela. Ces instituts nomades ne relèveraient pas nécessairement d’un déplacement physique puisqu’avec Internet on peut tout à fait engager, aujourd’hui, des expériences collaboratives d’un bout à l’autre de la planète sans avoir le besoin de se déplacer et de financer des voyages qui coûtent très cher.

On peut procéder à un recensement de quelques expériences dans le monde. Par exemple, une expérience a eu lieu à Dublin, Ni Hao / Dia dhuit, ce qui signifie « Bonjour /Bonjour » en chinois et en gaélique irlandais. Il s’agissait d’un projet interculturel qui visait à identifier des moyens durables pour créer des canaux interactifs entre les communautés de migrants chinois et les communautés locales autour d’un quartier de Dublin. Cette expérience pose la question des migrations et permet de voir la façon dont on peut travailler autour de cette question du déplacement des populations. J’ai également en mémoire un travail mené par l’école des beaux-arts d’Addis-Abeba en Éthiopie et consacré aux populations qui se trouvent autour de la ville avec tous les problèmes de logement que cela provoque. L’expérience a consisté à imaginer une série d’habitats temporaires à partir des matériaux locaux comme le bambou, projet qui a effectivement débouché sur la création de maisons mises à disposition de ces populations. Une autre expérience est The New Gallery (TNG), un centre d’artistes autogéré situé à Calgary en Alberta (Canada) qui a lancé un programme qui interroge la culture de la surveillance et de la sécurité. Les œuvres examinent le rôle de l’activisme, la politique d’identité, les médias sociaux, la surveillance personnelle des comportements prédictifs et les modes non visuels de communication. Une artiste qui s’appelle Mélanie Cervantes a cofondé Dignidad Rebelde, une coopérative graphique en Californie qui produit des impressions d’écran, des affiches politiques et des projets multimédias en lien avec le dit « tiers-monde », les mouvements indigènes, le déplacement et la perte de la culture qui en résultent, le colonialisme, des histoires de génocide et d’exploitation...

Il est nécessaire d’inventer d’autres pratiques qui seraient, non pas multidisciplinaires, mais plutôt transdisciplinaires – terme qui renvoie davantage à cette façon dont des disciplines, des lieux et des initiatives s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement – à partir d’expériences de terrain localisées plutôt qu’à partir de grands projets portés par l’institution qui ne s’inscrivent pas dans une durée ni dans une capacité relationnelle continue. Je parle donc d’imaginer des structures nouvelles, à la fois de production, de travail et d’organisation, et de se pencher sur des projets et des thématiques qui dépassent le champ habituel des projets menés jusqu’à présent. Il est tout à fait nécessaire de sortir du cadre confiné et contraint de l’institution qui arrive aujourd’hui au bout de ses limites.

Michel Maunier [responsable de la communication de l’École nationale supérieure d’art de Nice – Villa Arson] Je ne veux pas être provocateur, mais j’avais interprété la question « les écoles d’art sont-elles suffisamment ouvertes au monde ? » comme signifiant ceci : comment les écoles d’art appréhendent-elles le monde, comment font-elles des projets et travaillent-elles sur les projets des artistes, quand il s’agit de nos étudiants, pour les amener vers l’extérieur, et quand il s’agit d’étudiants étrangers, pour les accueillir ?

Julia Reth [responsable des relations internationales de la Haute école des arts du Rhin]
Je trouve aussi que l’on est un peu à côté du sujet. J’occupe ce poste de chargée des relations internationales à la Hear depuis quatre ans. Il y a effectivement un décalage entre la vision des institutions, dont font partie les écoles d’art, et la réalité de l’international. La co-construction est nécessaire pour de réels projets internationaux et un « vrai développement durable » de l’international. Il faut qu’il y ait une rencontre, il faut surmonter les difficultés avec différents pays. Je suis franco-allemande et j’ai moi-même cette double culture. Mon grand souci avec la vision de la France – que nous partageons peut-être avec les Suisses, mais qui n’est pas la même en Allemagne – est le suivant : lorsque l’on parle de l’international, on utilise beaucoup le mot « export ». Et ce mot me dérange, me gêne, car on ne parle ainsi que d’un aller et pas du retour, en éclipsant cette dimension du réseau.

Je voudrais parler du projet Entr’écoles[10]. Cette année nous avons tenté d’y participer pour la première fois. J’ai été très choquée de découvrir que sont finançables les seuls projets de mobilité des Français à l’étranger. Il n’est pas possible que l’institution, en l’occurrence l’État, ne valorise que l’export car cela ne fonctionne pas, cela reste dans la dimension de la communication et des paillettes…

Stéphanie Jamet [enseignante et coordinatrice de la recherche à l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon / Franche-Comté]
Je voulais vous parler d’une expérience que l’on a menée à partir de 2012. Elle s’appelait « Puisque l’on vous dit que c’est possible » et avait été soutenue par le ministère de la Culture. Ce projet de recherche était un programme conçu sur trois ans et qui avait pour origine les quarante ans des luttes de Lip, une entreprise très importante à Besançon. Il y était question d’utiliser la caméra comme un outil pour montrer la lutte, la médiatiser. Avec mes collègues Philippe Terrier-Hermann et Matthieu Laurette, du Pôle de recherche « Contrat social » qui intègre une unité de recherche qui se nomme aujourd’hui « Fronts et frontières », nous avons réfléchi à ce que signifiait aujourd’hui cette représentation de la lutte, alors que nous vivions de plein fouet les révolutions arabes et cette diffusion, via les réseaux sociaux, d’images qui étaient fabriquées par des personnes qui n’étaient pas des artistes ; nous avons réfléchi à la façon dont cela pouvait influer le monde, notre image du monde, sa représentation. C’était quelque chose d’un peu étonnant, nous ne savions pas exactement où nous allions. Nous avons décidé de monter ce projet avec La Cambre, l’École nationale supérieure des arts visuels à Bruxelles, et surtout avec l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan au Maroc. C’était un projet né dans cette envie de discuter. Nous avons d’abord organisé un colloque suivi d’un atelier de recherche de plus de deux semaines avec des étudiants des trois pays concernés. Cela a donné quelque chose de très fort. Le principe était de faire en sorte de ne pas adopter une position néocoloniale, mais qu’il y ait vraiment un brassage d’idées. Je crois que cela a été une belle réussite, de sorte que le contact avec Tétouan s’est prolongé après. On a même proposé à ce moment-là, dans cette relation et ce temps fort, de rencontrer des étudiants des Beaux-Arts de Tétouan et de constituer, grâce au soutien de Laurent Devèze, le directeur de l’Isba, une sorte de commission de recrutement d’étudiants qui seraient intéressés par la poursuite d’un deuxième cycle à Besançon, sachant qu’il n’était pas possible de faire un master à l’INBAT de Tétouan.

Sophie Orlando [historienne de l’art et enseignante à l’École nationale supérieure d’art de Nice – Villa Arson]
Je voudrais tout de même ajouter que la mondialisation est aussi un tournant théorique, qui se passe ici. Il y a donc aussi des choses à changer en Histoire de l’art. Cela passe aussi par des questions sur les recrutements, que ce soit ceux des enseignants ou des étudiants. Que modifie-t-on de ce point de vue-là ? Comment enseigne-t-on l’Histoire de l’art ? Reste-t-on sur une Histoire de l’art européano-centrée ou pas ? Ce sont ces questions qui pour moi sont vraiment urgentes aujourd’hui. Les coopérations, bien sûr, l’aspect social, bien sûr, mais aussi la nature des enseignements et les normes enseignées en école d’art aujourd’hui.

Notes :

[10] Programme de subventions accordées aux écoles d’art, suivant un appel à projets, élaboré conjointement par l’Institut français, le ministère de la Culture, l’Association nationale des écoles supérieures d’art (ANdÉA) et la Coordination Nationale des Enseignants des Écoles d’Art (CNEÉA). Ce programme participe d’une volonté de valorisation de l’offre française en matière de savoir-faire, de formation, d’enseignement, de recherche et de création. Son objectif est de favoriser les échanges entre les écoles d’art françaises et les écoles d’art/universités ou autres structures étrangères afin d’aboutir à la réalisation de projets communs susceptibles d’élargir le champ de la coopération pédagogique.

source : demainlecoledart.fr