Intervention de Geoffroy de Lagasnerie
Sociologue, professeur à l'École nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy

Avant de commencer, je voudrais insister sur le fait que, pour moi, prendre la parole devant vous sur un sujet aussi important et complexe que les fonctions et les futurs des écoles d’art constitue une situation difficile et, pour tout dire, intimidante. Vous êtes, pour l’immense majorité d’entre vous, des professionnels des milieux de l’art. Vous y évoluez depuis de nombreuses années, vous passez beaucoup de temps dans cet univers, vous en connaissez les moindres détails, les lieux, les hiérarchies objectives et subjectives, les noms, etc. Or, de mon côté, mon appartenance à ce champ institutionnel et à cet univers est nouvelle. J’ai commencé en effet ma trajectoire dans l’université et cela ne fait que deux ans que j’ai été recruté à l’école d’art de Paris-Cergy pour enseigner les sciences humaines. Et, même s’ils portent aussi sur la question de la création, mes travaux ne traitent pas spécifiquement de la question de l’art ou de l’esthétique.

En soulevant ce point, je voudrais insister sur un fait que nous oublions souvent de prendre en compte lorsque nous appartenons depuis un certain temps au champ de l’art contemporain : il y a peu d’espaces sociaux plus intimidants, qui exercent autant d’effets de censures et de dépossessions que les mondes de l’art contemporain. La prise de parole pour un individu qui n’y pense pas son appartenance comme immédiate, comme allant de soi, n’est pas aisée. Il faut toujours intégrer, lorsque l’on organise des événements sur le champ artistique ou sur le futur des écoles d’art, que tout un ensemble de gens, par des effets d’autocensure et d’auto-exclusion, ne parlent pas ou n’expriment pas leurs opinions, alors que cela pourrait les intéresser ou les concerner.

À cet égard, je voudrais souligner avant de passer à d’autres enjeux que lorsque Emmanuel Tibloux m’a invité à réfléchir avec vous sur la question de ce que l’on peut attendre des écoles d’art, il m’est tout de suite apparu que, après tout, les mieux placés pour en parler, ce serait plutôt les étudiants ou ceux qui veulent entrer dans ces écoles – autant d’individus qui par définition ne sont pas présents dans des assises comme celles-ci. Dans un texte sur la notion d’ « états généraux », Didier Eribon[5] souligne que lorsque des états généraux ou des assises d’une institution sont organisés, l’une des questions qu’il faut immédiatement poser est : qui n’est pas là ? Qui ne parle pas ? Quelles sont les « voix absentes » ? Cela ne remet en rien en cause la légitimité de ceux qui parlent, mais cela permet de s’interroger sur le point de vue à partir duquel les questions sont posées. Dans des assises comme celles-ci, il est évident que la présence des étudiants mais aussi de ceux qui n’ont pas réussi à entrer dans nos écoles, ou ont renoncé à se présenter, permettrait de penser tout autrement la question du futur de nos écoles. Une école est par définition au service des étudiants.

Je me permets d’insister sur ce point car je crois très fortement que les écoles d’art doivent être un lieu où l’on réinvente un rapport pédagogique très différent de celui qui a lieu dans les autres institutions du supérieur. Et je le dis sans aucun spontanéisme ou populisme comme si la différence professeur/élève était non pertinente en école d’art. Je n’y crois pas du tout. Mais j’ai découvert dans ces écoles un rapport entre étudiants et professeurs tout à fait différent d’un rapport pédagogique, d’un rapport d’apprentissage – et qui ressemble plus à un rapport d’utilisation de ce que nous, professeurs, apportons dans l’école. En tout cas, je crois que l’on doit attendre des écoles d’art qu’elles soient des lieux qui réinventent la question de l’enseignement dans le supérieur.

Après ce préalable, je voudrais rapidement arriver aux enjeux qui me semblent cruciaux pour nous tous aujourd’hui. La question de ce que l’on peut attendre des écoles d’art aujourd’hui engage une réflexion radicale sur ces écoles comme lieu de recherche, comme institution, dans leur rapport à l’université et au champ du savoir à l’échelle internationale d’une part et, d’autre part, dans leur relation au champ politique et social. Nous sommes confrontés aux enjeux de l’inscription des écoles d’art dans le champ de l’enseignement supérieur, à la question de la recherche, des études doctorales, de la délivrance de doctorat, etc. Cette inscription est une nécessité et une exigence. Je suis convaincu de la nécessité pour nos écoles d’être reconnues par l’enseignement supérieur, de délivrer des diplômes de master et de doctorat, de faire écrire des mémoires aux étudiants, etc. Mais précisément, si nous voulons penser à un futur des écoles d’art, c’est-à-dire qui suppose que les écoles d’art soient un lieu de l’invention de futur, de quelque chose d’inédit, il faut prendre garde à ce que cette question de la recherche ne nous conduise pas à reproduire du déjà là, du déjà connu, de l’institué.

Le risque, il est simple et je crois qu’il est connu : il est que nous confondions la recherche et l’enseignement supérieur avec les formes très particulières et très contestables qu’ils prennent dans l’université. Le risque est que, si nous ne prenons pas garde à une possible académisation des écoles d’art, au lieu de créer un futur, de créer notre propre futur, nous nous glissions dans des formes déjà connues et dont nous connaissons les effets négatifs. Ce risque est redoublé par le fait que, bizarrement, comme j’ai pu le constater, l’université exerce des effets d’intimidation très forts au sein des écoles d’art, notamment chez les théoriciens, alors que, croyez-moi, il n’y a vraiment aucune justification à cela. Je crois qu’il faut partir d’un fait indubitable : il y a une différence de nature entre l’université et les écoles d’art et c’est pour cela que la recherche en art doit être l’occasion d’inventer de nouvelles structures du supérieur. L’université ne forme pas et n’a jamais formé des créateurs. Elle n’en a jamais eu l’ambition. Et l’invention n’est pas une valeur académique : l’université en matière d’art forme des commentateurs ou des individus qui se situent dans le prolongement des travaux déjà là. C’est la raison pour laquelle, comme je l’ai montré dans mon livre Logique de la création, tous les créateurs au XXsiècle se sont formés contre l’université, contre les institutions académiques et le modèle de la recherche qu’elles promeuvent.

Les écoles d’art disposent donc d’une singularité historique dont elles doivent tirer partie. Je crois important de rappeler ces évidences car, paradoxalement, le modèle universitaire semble être le seul disponible lorsque nous réfléchissons sur la recherche en art. D’où la tendance à la prolifération, aujourd’hui, dans nos écoles ou au niveau national, d’instances dites d’évaluation et de contrôle, de l’utilisation du critère de la reconnaissance par les pairs, de conseils scientifiques, d’exigences de doctorat, etc. Pour ma part, je vois un grand risque dans la reprise de ces formes, de ce vocabulaire, de ces institutions.

Ces institutions ne sont pas des garanties de sérieux. Elles fonctionnent presque toujours, presque nécessairement, comme des instances de normalisation, de domestication des esprits, qui entravent les facultés créatrices, qui reproduisent les pesanteurs instituées. Elles sont calquées sur une image de la pensée comme communication et évaluation et non comme affirmation et disruption. Il faut comprendre que l’université nous impose un modèle de ce qu’est le « sérieux » ou la « recherche » mais qui concrètement est toujours ce contre quoi les pensées créatrices se sont affirmées. Dire cela ne veut pas dire du tout pour moi renoncer à la recherche, à l’enseignement supérieur, à la délivrance de titres et de diplômes, mais c’est attendre des écoles d’art qu’elles parviennent à créer et imposer des formes institutionnelles nouvelles, non académiques. L’enjeu serait donc selon moi d’inventer un modèle spécifique de la recherche contre l’idée d’évaluation par les pairs et de conseil scientifique. Sinon à quoi bon des écoles d’art ? Sinon pourquoi tout n’aurait-il pas lieu dans l’université ?

Comme l’a souligné Emmanuel Tibloux en introduction de ces assises, les écoles d’art sont souvent décrites comme des institutions contradictoires, instables, parce que nécessairement critiques et critiques des institutions qu’elles posent. C’est en effet un point très important. Mais je crois que c’est aussi là l’énonciation d’un paradoxe à dépasser. Les écoles d’art sont-elles des institutions instables ? Cette instabilité vient-elle du fait que nous avons en tête une définition de ce que doit être une institution que nous n’avons pas interrogée et qui se situe à l’opposé de la logique de la création ? Et est-ce nécessaire ? Ne pourrait-on pas imaginer une autre manière de penser l’institution ? Pour moi, ce qu’on peut et ce qu’on doit attendre d’une école d’art, c’est précisément de répondre positivement à ces questions, de redéfinir ce qu’est un lieu institutionnel. Et d’ailleurs, ce type d’institution a déja existé, par exemple la VIe section de l’EPHE à sa création par Braudel. Ces modèles ne sont pas ceux d’institutions instables mais d’institutions créatrices.

Je voudrais pour terminer radicaliser cette réflexion sur la façon dont l’exigence de création et d’expérimentation doit être le point de départ d’une interrogation sur le futur des écoles d’art. Jusqu’ici, je me suis contenté de parler strictement de la recherche en art sans aborder la question du « dehors » (je mets volontairement des guillemets car j’entends interroger cette désignation) : la philosophie, la littérature, le champ politique et social… La question du statut de ce qui se situe au-delà du champ de l’art me paraît peut-être l’enjeu le plus important et le plus déstabilisateur : il n’y a pas de dehors des écoles d’art. Le futur des écoles d’art pourrait être de se penser comme lieu d’accueil de tout ce qui fait disruption dans les champs du savoir ou dans les champs sociaux. Cette idée vient de cette interrogation : que fait-on, en effet, quand on pense les écoles d’art, quand on prend leur défense, quand on veut les faire rayonner ? Nous défendons l’art, bien sûr, comme pratique spécifique, mais nous défendons aussi, nécessairement et peut-être malgré nous, toujours autre chose.

L’attachement aux écoles d’art se nourrit d’un ensemble de valeurs plus larges, en sorte que, lorsqu’on défend les écoles d’art, on les défend au nom de principes qui débordent strictement la question de l’art, ce qui nous amène à sortir de ce domaine restreint. Nous énonçons notre point de vue au nom d’une certaine idée d’expérimentation, de nouveauté, d’hérésie, d’affirmation. Or, si être attaché aux écoles d’art, c’est être attaché à des valeurs, c’est nécessairement aussi être attaché à ces valeurs partout où elles sont en jeu, partout où ces forces se font jour dans le monde social. Dans tous les champs du savoir, là où quelque chose s’expérimente, là où quelque chose de disruptif émerge, cela s’inscrit dans un mouvement qui concerne les écoles d’art et même, pourrait-on dire, ce mouvement devrait en droit faire partie de ce lieu qui s’appelle « école d’art ». C’est la raison pour laquelle on pourrait aller jusqu’à dire que, à la limite, les écoles d’art n’ont pas de dehors. Tout ce qui s’invente devrait pouvoir trouver comme lieu l’école d’art. Jacques Derrida disait quelque part que le futur de la philosophie créatrice se trouvait dans les écoles d’art. Pour ma part, je crois qu’il faudrait dire que le futur d’une école d’art devrait être de s’ouvrir à l’hétérogénéité des productions et à des champs qui s’inscrivent dans un processus créatif. Il faudrait en faire le lieu de la prise en charge de la manifestation du monde en train de s’inventer. Quand les post colonial studies et les gender studies émergent, quand les questionnements féministes bousculent les savoirs institués, ils font partie du mouvement créateur qui a de plein droit sa place dans une école d’art.

Dire cela, ce n’est pas dissoudre la singularité de nos écoles. Bien au contraire, c’est leur permettre d’être pleinement ce qu’elles veulent être ou devraient être – ou sont déjà. La logique de la création est une logique de l’hétérogène, de la rencontre entre des créateurs de champs différents. On sait par exemple que Foucault a beaucoup insisté sur l’importance qu’ont revêtue dans sa trajectoire les œuvres littéraires de Bataille ou la musique de Boulez. On peut penser aussi à la façon dont Lévi-Strauss disait que le surréalisme et les collages de Max Ernst l’avaient orienté vers une pensée de nature structurale sur les formes de l’inconscient. Une école d’art devrait être un lieu qui organise ce type de rencontre créatrice. Je pense notamment aux postes d’écrivains, mais pas seulement. Accueillir des professeurs, des écrivains, des théoriciens qui ne sont pas artistes et qui ne parlent pas d’art directement est fondamental. Pour finir sur une note peut-être un peu prophétique, je serais tenté de dire que l’on pourrait attendre des écoles d’art un projet de se dissoudre comme école spécifiquement d’art, de surtout ne pas chercher à devenir quelque chose comme une « université des arts », pour se penser comme plateformes où voisineraient des individus qui pratiquent des activités totalement différentes, et pourquoi pas même des militants, des individus engagés dans la société civile, des journalistes, etc. Je propose de penser les écoles d’art comme des écoles refuges, comme il y a des villes refuges.

Et, puisque je viens de parler des écoles d’art comme lieux de refuge, comme il y a des villes refuges, je voudrais profiter de la venue de Fleur Pellerin pour finir sur un dernier point. La culture ne saurait être nationale : il faut construire une Europe de la culture, qui soit une Europe ouverte et qui soit donc tout le contraire de la « forteresse Europe » que certains veulent mettre en place. L’Europe de la culture, c’est l’Europe sans les frontières, sans les murs, sans les grilles, une Europe ouverte et accueillante : que peut bien signifier venir ici faire l’éloge des écoles d’art et des valeurs qu’elles portent si, en même temps, des gens se noient dans la Méditerranée ou entre la Turquie et les îles grecques, c’est-à-dire si des gouvernements conduisent des politiques qui amènent les gens à se noyer ?

Notes :

[5] Sociologue français né en 1953.

source : demainlecoledart.fr